"Politique patriote", "révolution patriotique", "union patriotique", "bouclier patriotique", "patriotisme économique", la question de la patrie semble complètement obséder le Front national. Pas un discours, pas un entretien, pas une intervention, sans que Jean-Marie Le Pen ou sa fille Marine ni fassent allusion. Depuis plusieurs années, le parti d’extrême droite manipule de façon éhontée la figure de Jean Jaurès afin de donner du crédit à ses thèses nauséabondes. Multiples utilisations d’une citation déformée et décontexctualisée (1), récupérations électoralistes (2), au FN, tout est bon lorsqu’il s’agit de tromper l’opinion. Pourtant, la vision de la patrie que portait le fondateur de l’Humanité est bien aux antipodes de celle que défendent aujourd’hui les frontistes. La "patrie charnelle" des Le Pen n’est pas, et ne sera jamais la "patrie humaine" de Jaurès !
Une vision nationaliste et réactionnaire de la patrie
La question de la patrie n’est pas seulement au centre du projet politique du Front national, elle est ce projet. D’après Jean-Marie Le Pen, "le parti ne se bat pas pour une vision du monde mais pour la France et les français. (…) Sa seule idéologie, c’est le patriotisme" (3). Le FN n’est donc pas guidé par un idéal de justice sociale comme il voudrait parfois nous le faire croire. Pour lui, peu importe que la patrie justifie la servitude, l’égoïsme, les inégalités ou les discriminations. Celle-ci est vue comme un cadre indépassable dont la légitimité semble aller de soi.
"La patrie nous la chérissons, parce qu’elle est nôtre d’abord et parce que nous la tenons pour ce cadre indépassable de la puissance collective dans un monde qui change (…). Face aux désordres internationaux, il n’est de planche de salut que la patrie" (4). Ainsi, le parti frontiste n’envisage pas la patrie comme un moyen de parvenir à l’unification humaine ou comme le champ d’action des luttes, mais comme une fin suprême.
Telle qu’il l’imagine, celle-ci évolue en vase clos. Loin de la vision internationaliste de Jaurès, il ne se soucie pas du genre humain, seul le sort des "patriotes" semble l’intéresser. Ainsi, il fait de la préférence nationale la pierre angulaire de son programme depuis près de 30 ans et voit dans la double nationalité une aberration, pire une menace. En 2010, Marine Le Pen avait à ce sujet qualifié la franco-norvégienne Eva Joly de "sans patrie fixe"(5).
Héritier de la pensée nationaliste, le FN n’hésite pas à prendre à son compte la notion de "patrie charnelle" (6), qui renvoie directement à Maurice Barrès ou encore à Charles Péguy (7). Une notion qui a toujours tenu une place importante au sein de l’extrême droite. On pouvait par exemple lire en 1963 dans le journal d’Europe-Action (créé par le théoricien racialiste Dominique Venner, à qui Marine Le Pen a récemment rendu hommage) "la race est en tous cas la nouvelle patrie, patrie charnelle, qu’il convient de défendre avec un acharnement quasi animal" (8). Une notion donc clairement connotée, que le Front national semble cependant assumer…
Il assume d’ailleurs tout autant ses liens avec l’Action française (AF). En effet, c’est Elie Hatem, cadre de l’AF, qui a récemment été choisi pour représenter le FN dans le IVe arrondissement de Paris. Antirépublicain, celui-ci dit vouloir "retourner à l’identité de la France millénaire". Au lendemain de l’élection de Marion Maréchal-Le Pen, il avait salué sur le site de l’organisation l’"amour de la patrie" de la toute nouvelle députée.
Des propos lourds de sens lorsqu’on sait que le principal idéologue de l’Action française est le nationaliste et antisémite Charles Maurras, qui au lendemain de la panthéonisation de Jean Jaurès avait déclaré : "La sottise de M. Herriot (président du Conseil), hier insolente, devient écœurante. Eh ! quoi, parce que Jaurès (…) a signé quelques pages de médiocre rhétorique (…) à la louange du pays natal, faut-il oublier que le "climat de son intelligence" était purement germanique ? (…) On ne nous fera pas admettre Jaurès" (9).
Des nationalistes, des fascistes et des collaborations au panthéon du Front national
En 2012, lors d’un discours prononcé pour les 40 ans du Front national, Jean-Marie Le Pen avait tenu à rendre hommage à d’anciens militants du parti d’extrême droite. "Je pense surtout à ceux qui ont lutté, souffert et même, parfois, sont morts au service de la cause sacrée de la Patrie, et sont aujourd’hui disparus" (10). Il avait alors prononcé les noms d’une soixantaine d’individus.
On trouve notamment parmi eux : Pierre Bousquet, membre du Parti franciste (parti fasciste et collaborationniste fondé dans les années 30), ancien engagé volontaire au sein de la 33e division de grenadiers SS Charlemagne et premier trésorier du Front national. François Duprat, militant nationaliste et négationniste à l’origine du slogan « un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés en trop ».
Roland Gaucher, nationaliste et militant au sein du Rassemblement national populaire (parti fasciste et collaborationniste fondé dans les années 30) et membre fondateur du Front national. André Dufraisse, membre du Parti populaire français (parti fasciste créé dans les années 30) et engagé volontaire au sein de l’armée nazie sur le front de l’Est.
Michel de Camaret, membre des Camelots du roi (parti royaliste) et engagé volontaire au coté des miliciens franquistes durant la guerre d’Espagne. Robert Lagier, militant du Front national condamné pour homicide volontaire après le meurtre du jeune Ibrahim Ali à Marseille en 1995.
Nationalisme, nazisme, fascisme, royalisme, négationnisme, voilà donc ce que le président d’honneur du Front national tient à présenter et même honorer comme des engagements "au service de la patrie". Loin de la pensée jaurèsienne, il s’inscrit ainsi clairement dans la lignée de l’extrême droite réactionnaire, antidreyfusarde, factieuse et antirépublicaine.
"Les nations n’ont rien à perdre de la solidarité internationale des travailleurs" (Jean Jaurès)
Afin de pouvoir au mieux se plonger dans la pensée de Jaurès et de découvrir en quoi sa vision de la patrie n’avait absolument rien en commun avec celle de la famille Le Pen, j’ai ici choisi de réaliser un entretien fictive avec l’ancien député de Carmaux. Humaniste, socialiste, internationaliste, celui-ci voyait la patrie comme "le champ d’action naturel" où doit se mener la lutte des classes. En effet, loin de l’idéologie frontiste qui fait de la patrie un horizon indépassable, Jaurès était avant tout guidé par un idéal de justice sociale.
Pour un socialiste, qu’est ce que le patriotisme ?
« Plus nous feront pour le "peuple", plus les autres "peuples" feront pour la France. Voilà notre façon, à nous (socialistes), d’entendre le patriotisme, non pas comme une furie sanglante de conquêtes ou de représailles, non pas comme un orgueil étroit et jaloux, mais comme une noble émulation avec les autres nations du globe dans la voie du progrès humain. Et ainsi à notre socialisme, si décrié encore et si suspecté, ce ne sont pas seulement les travailleurs opprimés et spoliés qui viendront, mais tous les esprits généreux et grands qui étouffent, dans les haines de race et qui ont besoin de toute l’étendue de l’horizon humain ». (11)
« Économiquement le socialisme n’est ni français, ni allemand, ni belge, ni anglais ; il est universel (…). La vérité est que les ouvriers de tous les pays abjurent de plus en plus les jalousies mesquines et funestes de nation à nation. Ils ont compris qu’ils n’aboutiraient à leur émancipation propre et au noble développement de l’humanité que par la solidarité universelle ». (12)
La patrie est-elle un horizon indépassable comme le pense le Front national ?
« Il est clair que dans le système des idées socialistes, la patrie n’est pas un absolu. Elle n’est pas le but ; elle n’est pas la fin suprême. Elle est un moyen de liberté et de justice. Le but, c’est l’affranchissement de tous les individus humains. Le but, c’est l’individu. Lorsque des échauffés ou des charlatans crient : " La patrie au-dessus de tout ”, nous sommes d’accord avec eux s’ils veulent dire qu’elle doit être au- dessus de toutes nos convenances particulières, de toutes nos paresses, de tous nos égoïsmes.
Mais s’ils veulent dire qu’elle est au-dessus du droit humain, de la personne humaine, nous disons : Non. Non, elle n’est pas au-dessus de la discussion. Elle n’est pas au-dessus de la conscience. Elle n’est pas au-dessus de l’homme. Le jour où elle se tournerait contre les droits de l’homme, contre la liberté et la dignité de l’être humain, elle perdrait ses titres. [...] La patrie n’est et ne reste légitime que dans la mesure où elle garantit le droit individuel. Le jour où un seul individu humain trouverait, hors de l’idée de patrie, des garanties supérieures pour son droit, pour sa liberté, pour son développement, ce jour-là l’idée de patrie serait morte. » (13)
L’internationalisme nuit-il à la patrie comme l’affirme Marine Le Pen ?
« La volonté irréductible de l’Internationale est qu’aucune patrie n’ait à souffrir dans son autonomie. Arracher les patries aux maquignons de la patrie, aux castes du militarisme et aux bandes de la finance, permettre à toutes les nations le développement indéfini de la démocratie et de la paix, ce n’est pas seulement servir l’Internationale et le prolétariat universel, par qui l’humanité à peine ébauchée se réalisera, c’est servir la patrie elle-même. Internationale et patrie sont désormais liées. C’est dans l’Internationale que l’indépendance des nations a sa plus haute garantie ; c’est dans les nations indépendantes que l’Internationale a ses organes les plus puissants et les plus nobles. On pourrait presque dire : un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène. »
« Quand un syndicaliste révolutionnaire s’écrie au récent congrès de Toulouse : A bas les patries ! Vive la patrie universelle ! Il n’appelle pas de ses vœux la disparition, l’extinction des patries dans une médiocrité immense, où les caractères et les esprits perdraient leur relief et leur couleur. Encore moins appelle-t-il de ses vœux l’absorption des patries dans une énorme servitude, la domestication de toutes les patries par la patrie la plus brutale, et l’unification humaine par l’unité d’un militarisme colossal. En criant : A bas les patries ! Il crie : A bas l’égoïsme et l’antagonisme des patries ! A bas les préjugés chauvins et les haines aveugles ! A bas les guerres fratricides ! A bas les patries d’oppression et de destruction ! Il appelle à plein cœur l’universelle patrie des travailleurs libres, des nations indépendantes et amies. » (14)
Les travailleurs étrangers sont-ils une menace pour les travailleurs français ?
« Les ouvriers sont fragilisés par leur division en nationalités et en races, la nationalité même se fragilise, parce que tous ces individus, chez qui la patrie d’origine continue de se refléter, se désintéressent complètement du mouvement et de la législation de ce pays qui est leur nouvelle patrie. L’intervention de toute la classe ouvrière dans les affaires du pays serait donc un double progrès : progrès ouvrier et progrès national». (15)
« Il faut (…) établir d’une nation à l’autre des traités en vertu desquels un gouvernement fait bénéficier les citoyens d’autres pays qui s’établissent sur son sol, des lois protectrices du travail si l’autre gouvernement observe une même conduite. (…) Les nations apprendront à respecter chez l’étranger un homme et un frère ». (16)
Doit-on instaurer la préférence nationale, notamment en ce qui concerne les prestations sociales, comme le propose la présidente du Front national ?
« Quel chauvinisme imbécile et bas ! "Le patriotisme consiste à préférer passionnément la France". Cela n’est pas vrai. Le patriotisme consiste, pour un Français, à bien connaître la France, ses qualités et ses défauts, ses vertus et ses vices, ses lumières et ses ténèbres, afin de pouvoir corriger ses défauts, atténuer ses vices, dissiper ses ténèbres, et faire servir l’accroissement de ses qualités, de ses vertus, de ses lumières au progrès général de l’humanité.
Dire au Français que son devoir est de préférer passionnément la France, à l’Allemand que son devoir est de préférer passionnément l’Allemagne, à l’Anglais l’Angleterre, à l’Italien l’Italie, au Chinois la Chine, c’est créer chez tous les peuples un parti pris d’aveuglement, d’infatuation, d’injustice et de violence. Quiconque se préfère délibérément aux autres ne reconnaît aux autres qu’un droit inférieur ; et c’est le principe de tous les attentats, de toutes les iniquités. C’est la formule et la doctrine de la barbarie nationaliste ; et les instituteurs qui, à la suite de M. Bocquillon, propageraient cette théorie basse commettraient un crime de lèse-humanité et de lèse-patrie.
Misérables patriotes qui, pour aimer et servir la France, ont besoin de la "préférer", c’est-à-dire de ravaler les autres peuples, les autres grandes forces morales de l’humanité. La vraie formule du patriotisme, c’est le droit égal de toutes les patries à la liberté et à la justice, c’est le devoir pour tout citoyen d’accroître en sa patrie les forces de liberté et de justice ». (17)
(1) « A celui qui n’a plus rien, la Patrie est son seul bien ». Cette citation de Jaurès a à de multiples reprises été manipulée par le FN. Lors du discours de Marine Le Pen prononcé au Congrès de Tours en janvier 2011 ou encore sur les affiches de campagne de Louis Alliot lors des européennes de 2009.
(2) En 2009 (européennes), le FN avait utilisé un portrait de Jaurès sur une affiche où était inscrit le slogan : « Jaurès aurait voté pour le Front national ». Dernièrement, Steeve Briois, candidat du parti à Hénin-Beaumont, a à son tour utilisé une citation du fondateur de l’Humanité sur ses affiches de campagne : "Il ne faut avoir aucun regret pour le passé, aucun remords pour le présent, et une confiance inébranlable pour l’avenir".
(3) « Entretien vérité avec Jean-Marie Le Pen », Jean-Marie Le Pen, propos recueillis par Eugène Krampon, Réfléchir & Agir (ISSN 1273-6643), nº 31, hiver 2009, p. 32.
(4) Marine Le Pen, discours du 1er mai 2013, Paris.
(5) Marine Le Pen, conférence de presse du 1 septembre 2010.
(6) Terme employé par Marine Le Pen lors d’un discours le 19 novembre 2011 ou encore par Jean-Marie Le Pen le 1er mai 2012.
(7) Antidreyfusard, socialiste et proche de Jaurès, Péguy rejoint finalement le camp des nationalistes face à la montée des tensions avec l’Allemagne. Le 22 juin 1913, il déclare dans le Petit journal: « Dès la déclaration de guerre, la première chose que nous ferons sera de fusiller Jaurès. Nous ne laisserons pas derrière nous un traître pour nous poignarder dans le dos ».
(8) P. Lamotte, « Avenir sombre pour les États-Unis », Europe-Action, n°2, février 1963.
(9) Charles Maurras, L’Action française, 24 novembre 1924. Cité sur http://www.assemblee-nationale.fr.
(10) Jean-Marie Le Pen, discours prononcé le samedi 8 décembre 2012 pour les 40 ans du Front National.
(11) Jean Jaurès, Les vrais patriotes, 15/05/1983. Extrait d’un article dans lequel Jaurès revient sur le refus des socialistes allemands d’augmenter les effectifs militaires demandée par l’empereur. Celui-ci les avait alors qualifié de « mauvais patriotes ». Cité dans Jaurès, l’intégrale des articles de 1887 à 1914 publiés dans La Dépêche, Editions Privat, 2009.
(12) Jean Jaurès, Français et étrangers, La Dépêche, avril 1891. Extrait d’un article consacré aux liens entre socialistes allemands et socialistes français.
(13) Jean Jaurès, Socialisme et liberté, La Revue de Paris, 1898. Cette citation est extraite d’un article consacré au socialisme.
(14) Jean Jaurès, L’Armée nouvelle, 1911. Face à la montée des tensions avec l’Allemagne, Jaurès expose dans cet ouvrage sa vision de la défense nationale, de l’organisation de l’armée mais aussi de la patrie.
(15) Passage d’un discours au sujet de l’organisation ouvrière comme facteur nationaliste. 28 septembre 1911. Cité dans Jean Jaurès, Discours en Amérique latine 1911, Edition Bruno Leprince, 2010.
(16) Discours prononcé au sujet de la politique sociale en Europe et la question de l’immigration. 1er octobre 1911. Cité dans Jean Jaurès, Discours en Amérique latine 1911, Edition Bruno Leprince, 2010.
(17) Jean Jaurès, Le bout de l’oreille, l’Humanité, 04/08/1905. Dans cet article, Jaurès revient sur les propos tenus par Emile Bocquillon, président de la Ligue des instituteurs patriotes, qui avait exprimé l’idée d’une "préférence passionnée" pour la France.
Pour un accéder à un ensemble complet de ressources concernant Jaurès, consulter Jaurès.eu.