« … Par le charisme des dirigeants et des managers et le développement de leur intelligence relationnelle, situationnelle, émotionnelle »
Interview réalisé par Frédéric ALBERT, Président fondateur de l’institut Think sur les résultats du sondage « Le bien-être au travail des salariés français »* réalisé par l’institut Think pour Great Place To Work® (f.albert@institut-think.com).
Frédéric ALBERT : Quelle(s) question(s) pose ce sondage et ce pessimisme d’une partie croissante de salariés français ?
Richard BERAHA : Ce sondage Think pour Great Place To Work® conduit naturellement à se poser une question. Non pas tant « Pourquoi ? » ce pessimisme des salariés français, mais plutôt « Comment ? ». En effet, les causes sont connues : crises économique et financière, peur du déclassement, globalisation des marchés dont celui du travail, gestion brutale du changement, dirigeants en perte de crédibilité …
Donc la question captivante est plutôt le « Comment ? » ; Comment ce pessimisme s’instaure dans les organisations et se répercute sur les individus ? De quelle manière et avec quelles conséquences ? Quels sont les actes de management les plus influents ? Quelles pistes pour le combattre demain ?
Frédéric ALBERT : 46% des salariés français déclarent être pessimistes sur l’évolution de leur situation professionnelle ; 74% ressentent personnellement les effets de la crise et pour 54% d’entre eux les conditions de travail et les pratiques de leur encadrement se sont détériorées ces 3 dernières années. Face à un tel marasme, quelles sont les pistes pour remédier à ce malaise français ?
Richard BERAHA : En premier lieu, cette étude met en évidence la nécessité d’enlever les freins humains issus des comportements managériaux, d’une certaine manière d’exercer l’autorité, le pouvoir. Car, avant même la rémunération et les conditions de travail, les salariés pessimistes sont surtout affectés par la façon dont ils sont considérés en tant que personnes. Seuls 19% des pessimistes (contre 49% des optimistes) pensent que le climat de leur entreprise est sain sur le plan psychologique et humain. Ils aspirent à de l’attention, à un encadrement accessible et à de l’écoute, au respect, à plus de convivialité et d’équité, au droit à l’erreur, à la tenue des promesses, à leur sollicitation pour donner des idées et des suggestions, bref à la compétence du management. En gros, s’exprime un besoin d’être traité en sujet, non en objet utile. Pouvoir “être soi-même”, dans ses spécificités, tout en étant reconnu.
Ensuite, les salariés se montrent sensibles à la vie collective, au climat, au partage des émotions, aux réussites comme aux échecs. Ils souhaitent également être attentifs les uns aux autres. Ils « rêvent » d’une atmosphère plaisante, d’un esprit de famille avec des rituels conviviaux. Ils sont heurtés par certains comportements immoraux comme la manipulation, le favoritisme, la discrimination. Les injonctions paradoxales de certains dirigeants pressés et stressés, rivés à leur portable, les insupportent : fais ce que je ne fais pas et ne te montre donc pas. À titre d’exemple, tout simplement une attitude utile pourrait être de sourire, d’instaurer un climat de confiance.
Enfin, l’image renvoyée par leur entreprise influe sur leur propre perception et sur leur propre estime. Sont-ils fiers d’y travailler et de le déclarer ? Leur entreprise respecte-t-elle les règles éthiques ; contribue-t-elle au développement environnemental et social ?
Frédéric ALBERT : « Quelles sont les tendances des pratiques de management ces dix dernières années ? Comment améliorer les pratiques futures ? »
Richard BERAHA : Bien sûr les comportements individuels des managers s’inscrivent dans le cadre d’évolutions plus globales. On constate des organisations de plus en plus mécaniques, standardisées, mondialisées, chamboulées sans cesse, avec un système de décision qui remonte très haut, jusqu’aux actionnaires. Le salarié pessimiste a le sentiment légitime de n’être qu’un pion, ce qui n’est évidemment pas propice à son engagement, à sa créativité, à son efficience individuelle et collective. Il est sur la défensive, comme d’ailleurs une partie croissante des managers et même de certains dirigeants.
À cela s’ajoute l’individualisation grandissante des performances (facilitée par les benchmarks internes et externes), des évaluations et des systèmes de rémunération. C’est cette individualisation multiforme qui contribue à l’isolement psychologique comme social des individus les plus fragiles, notamment les moins qualifiés et les plus âgés. C’est à l’image de l’école française : on sait faire avec les meilleurs et on laisse sur le carreau tous les autres.
L’enjeu dans le futur va consister à articuler une organisation cohérente et productive, avec des systèmes de fonctionnement plus déconcentrés, plus adaptatifs, plus coopératifs, plus biologiques. Car la complexité et la fluidité (symbolisées par Internet) du monde économique contemporain nécessitent avant tout une capacité à innover, à exceller sur le terrain, à s’adapter à un environnement mouvant, à conjuguer le global et le local. Mais comment le faire sans des troupes mobilisées ? Et sans des dirigeants qui donnent l’exemple.
Car les dernières découvertes sur le cerveau (cerveau mimétique, neurones miroirs), comme le bon sens et la simple observation, incitent à penser que chacun intègre en lui et imite la manière d’être de l’échelon supérieur. Donc, une équipe de direction non cohésive, instable dans la durée, où prédominent rivalités et tensions, se répercute à tous les échelons comme une épidémie virale. Diminuer les rivalités et favoriser la collaboration constituent un enjeu majeur de compétitivité.
Frédéric ALBERT : « Que nous dit cette crise de pessimisme des salariés sur la façon dont les entreprises françaises s’adaptent au changement ? De quels modèles pourrions-nous nous inspirer ? »
Richard BERAHA : En chinois, le mot crise se définit par deux caractères paradoxaux que l’on pourrait traduire par Danger et Opportunité. Dans l’Hexagone, on n’en décèle souvent que les périls, tandis que la peur, la frilosité et le repli s’installent.
La France et nombre de ses entreprises souffrent d’envisager souvent le changement avec des méthodes issues du siècle dernier : tenter de faire “avaler”, envers et contre tout, à des salariés incrédules et non acteurs, par de la communication, des plans projetés vers le futur conçus par une élite pensante et cartésienne, rationnelle et comptable. Élite, représentée par quelques consultants internationaux de haut vol, souvent insensible, autiste, aveugle aux poids des facteurs historiques et humains dans les performances de demain. Les dirigeants français, à l’instar de leurs collègues américains, devraient plus et mieux s’instruire des sciences humaines et sociales afin de diversifier leurs idées et leurs pratiques sur le « Comment changer ? ».
Car, seuls des processus collaboratifs, participatifs, de formation sont de nature à créer une dynamique fructueuse, à favoriser l’adaptation et la transformation de l’entreprise selon un rythme et des modalités tenant compte des individus. La nécessité de chocs radicaux, appelés réforme, refonte des organisations ou plan de progrès, entraînant souffrance, révolte, anomie, passivité, pessimisme… provient essentiellement d’une non-anticipation, avec, pour les managers comme pour les salariés, des répercussions prévisibles.
Nous sommes le pays des Révolutions et des Idéaux, mais aussi d’une forme de conservatisme bureaucratique avec à la tête des organisations des chefs tout puissants qui savent et qui décident. En Asie, les stratèges prônent des transformations silencieuses. Il s’agit de suivre le cours des événements, de laisser agir, d’influencer, d’orienter ; de préparer des acteurs sociaux autonomes au plan local, mais soudés par l’intérêt et quelquefois par la peur, à exploiter les opportunités émergentes dans un fonctionnement en réseau. C’est ce que font aujourd’hui avec succès de jeunes dirigeants de Start up, à l’intelligence situationnelle plus développée que leurs ainés !
Une entreprise ne peut se contenter de concentrer des individus solitaires et défiants entre eux, uniquement régis par les lois du marché, de la rationalité et de la productivité. L’intelligence, l’efficience, la compétitivité sont généralement des processus collectifs. Ils émanent d’un « nous », à créer, à faire vivre au quotidien, à projeter vers le futur
Frédéric ALBERT : « Selon vous, pourquoi ce pessimisme est-il particulièrement marqué en France ? Quelles sont les différences dans d’autres pays, d’autres cultures ? »
Richard BERAHA : Il est vrai que les Français, pourtant loin d’être les plus mal lotis, se montrent plus pessimistes que les habitants de pays sous-développés ou en guerre. Les émotions sombres (colère, tristesse, dégoût, peur) prennent alors le pas sur les émotions énergisantes (joie, surprise). Ces émotions négatives se transforment en sentiments intériorisés : honte, culpabilité, malaise, stress, tension, jalousie, somatisation… Tout ceci influe grandement sur notre vision du monde.
Certaines sociétés sont plus relationnelles, moins conflictuelles, davantage portées par la pratique ou la croyance que par la logique, la norme ou l’idéal. Dans les pays émergés comme la Chine, l’optimisme est soutenu depuis trente ans par les possibilités réelles de l’ascension sociale, malgré les conditions de vie qui restent difficiles pour près de la moitié de la population. Idem pour le Brésil, pays latin, qui possède de surcroît une culture de la cordialité et de l’expression naturelle des émotions positives. Dans les pays anglo-saxons et du nord de l’Europe, le pragmatisme, le consensus et l’action l’emportent sur la critique, sur les idées, sur la pensée, les principes. Et quand on est acteur, on reste souvent optimiste.
Frédéric ALBERT : « Qu’est-ce qui vous surprend le plus dans cet état des lieux ? Et malgré ce tableau noir, quels sont selon vous les points positifs ? »
Richard BERAHA : Tout d’abord, réjouissons-nous, la moitié des salariés semble “bien dans ses baskets” et dans son boulot. C’est une population dans son ensemble favorisée par la mondialisation. On la retrouve plutôt chez les salariés diplômés, dans les très grandes entreprises comme dans des PME, dans les secteurs en croissance ou dans des structures à la culture humaniste. Leur entreprise leur apporte une base matérielle, affective et sécurisante suffisante pour pouvoir se projeter sereinement dans l’avenir.
Précisément, des études ont récemment établi qu’une base matérielle, affective et sécurisante durant les jeunes années (a fortiori tout au long de la vie) incite le cerveau à secréter, naturellement et facilement, des neurotransmetteurs inducteurs de plaisir et bien-être, l’ocytocine et les endorphines : les substances des gens heureux. Que les salariés français pessimistes et déprimés absorbent en masse et de façon croissante, mais en ersatz chimique !
On observe ainsi de l’optimisme pour près de la moitié des salariés, malgré le sentiment d’anxiété qui a envahi le pays, qui touche toutes les institutions et se répercute donc au sein des entreprises. Alors que le lien social s’étiole – Alain Touraine dans son dernier ouvrage en conclut même à la fin des sociétés -, il ne reste aux français que les liens intimes familiaux et communautaires et le Travail pour se sentir appartenir à un « nous », conditions indispensables à la réalisation de sa vie de femme ou d’homme. À ce qu’Edgar Morin nomme une communauté de destin.
Enfin, le pessimisme n’est pas une fatalité. On sait comment il se construit au quotidien. Comment il se diffuse et s’enracine. Si le manque de sens, de vision d’avenir, de clarté stratégique en constitue un facteur-clé, il paraît encore plus essentiel, dans ce monde incertain, de former les dirigeants et les managers à leur métier d’entraîneurs d’Hommes ; de développer leur intelligence relationnelle, situationnelle, émotionnelle. Là réside leur charisme qui, loin d’être inné ou acquis une fois pour toutes, peut être stimulé et développé et œuvrer – soyons optimistes – à une digue contre le pessimisme.
Méthodologie :
*Sondage réalisé auprès de 1000 salariés français interrogés en ligne du 7 au 11 octobre 2013, avec un échantillonnage représentatif (toutes tailles d’entreprises et tous secteurs incluant les administrations) selon la méthode des quotas (sexe, âge, profession, statut, secteur, taille et région).
Résultats détaillés du sondage :
http://www.institut-think.com/etudes/Think-GPTW-Bien-etre-au-travail.pdf
Communiqué de Presse Great Place To Work® :
http://www.institut-think.com/etudes/CP-ThinkGPTW-07022014.pdf