Dans le registre « secret et insolite », il en faut beaucoup pour m’étonner, mais là… Hier soir, j’ai franchi pour la deuxième fois le seuil d’une adresse parisienne connue de quelques habitués, jeunes ou vieux, et du monde entier de la Chine à l’Australie. Cet endroit totalement débranché, où il ne faut pas « être vu » mais où l’on vous acceptera si vous y entrez sans haine et sans crainte, est un petit bar de la rue Richard-Lenoir, à Paris, à l’enseigne éponyme, même si celle-ci est un peu défraîchie…
Et il n’y a pas que l’enseigne qui ait perdu de sa fraîcheur d’origine. Imaginez : à main droite en entrant une file de tables encombrées de diverses choses, dont la cage du canari… Un très vieil oiseau…
Tout est vieux ici, « vintage » comme on dit maintenant : le canari, le chat, le décor. Vous me permettrez de ne pas mêler à cet inventaire d’antiquités madame Paulo qui, comme vous l’aurez deviné, est aussi hors d’âge, car la patronne mérite le respect qui lui est dû. Son dos cassé en deux par le poids des ans et ses cheveux blancs peignés en désordre ne laissent planer aucun doute : elle est vieille. Et alors ?
La mémé assure derrière le comptoir. Elle ouvre la boutique en fin de journée et termine sa permanence à deux heures du matin… Oui, vous avez bien lu : la dame, courageuse et vaillante, assure la permanence des assoiffés jusqu’à pas d’heure. On a sa conscience professionnelle ou on ne l’a pas !
Et elle se lèvera à sept heures du matin, avouant pousser jusqu’à onze heures si elle se sent fainéante.
A main droite, en entrant, le zinc « d’époque » est souligné par des plaques de matière ondulée jaune, genre plastique. Sur le comptoir, il reste un peu de place entre un bouquet de fleurs, une pile de vieux courriers et le chat, pour boire la bouteille recommandée : une bière, « de celle que boivent tous les Belges. »
Et c’est vrai qu’elle est bien bonne, la bière, un peu acidulée, comme l’ambiance maison. Quand elle ne répond pas aimablement à nos questions – toujours les mêmes, on imagine – madame Paulo gueule après Whaouh, le matou du bistrot, un gros pépère grisou et caressant, aimable comme un bon loukoum. Le regard de ce chat est bouleversant quand il mate la mémé, « sa » mémé. Pas toujours très facile, hein, la vieille ?
Vieille, elle ne l’a pas toujours été, forcément. Elle s’est installée là avec son Paulo de mari en 1965, quand le quartier était encore livré au bon populo, ce « qui a bien changé » dit-elle avec pudeur. A l’époque, le petit blanc limé du comptoir était avalé d’un trait par des clients assez nombreux pour faire vivre le couple.
Aujourd’hui, on ne vient là par hasard, certains sont de vieux clients mais d’autres viennent goûter ici à une forme d’humanité bien particulière : pas de musique ici sauf celle, un peu éraillée, de la voix de madame Paulo, pas de chichis, et une bière honnête bue au goulot.
Les restes d’un décor genre « paillotte » subsistent d’un époque plus reluisante, parcourus, çà et là, par des guirlandes électrique de Noël!
Tout en haut, derrière, le comptoir, s’alignent des bouteilles, vides pour certaines, et où subsistent parfois quelques reliques ultimes de vieux alcools. Et en dessous, tout un merdier poussiéreux, brocante d’un vie entière : une photo de Brassens, un vase cassé, des piles de vieux journaux ou l’image hilarante d’un Whaouh en gros plan. Comme un cocon, fait de vieux trucs entassés… Après tout, nous avons tous notre cocon quelque part, n’est-ce pas ?
J’étais là, hier soir, sur le trottoir, discutant avec quelques aimables personnes, quand j’ai vu madame Paulo détacher son chat… Encadré par la porte vitrée, s’est déroulée une scène intime et un peu magique : c’était l’heure du ronron pour Whaouh.
Je peux vous dire à vous – nous sommes entre nous – que l’image de cette vieille femme cassée en deux, donnant le manger à son compagnon, m’a beaucoup ému.
Prions pour que madame Paulo n’aille jamais à l’hôpital ou en maison de retraite et que le jour où elle passera sur l’autre rive, ce soit chez elle, dans ce petit bar invraisemblable, au milieu de son sommeil.
Et merci de me prévenir : si Whaouh est toujours là et si personne n’en veut, je l’adopterai afin qu’il puisse me regarder, moi aussi, avec des yeux débordant d’amour.