Par Loïs Henry.
Pour un grand nombre de français, les impôts passent désormais non pour un acte citoyen mais pour un contrôle exercé par l’État. Le vrai problème lorsque l’on parle des impôts n’est donc pas le fait même du prélèvement ou un certain seuil à ne pas dépasser, c’est qu’il a perdu sa légitimité. Comme dans beaucoup d’autres domaines, il y a une vraie fracture entre le discours politico-médiatique et le discours populaire. Le premier met en avant ce fameux « ras-le-bol fiscal » quand le second ne comprend plus pourquoi il est imposé. Quelle peut-être une position libérale face à l’impôt afin de mieux comprendre son lien avec la population aujourd’hui ?
Pour mieux comprendre le problème, il faut peut-être partir de ce que l’on a appelé le libéralisme anglais avec un auteur dit « utilitariste » comme Bentham. Dans ses travaux les plus célèbres, Bentham fait une distinction entre trois éléments : sponte acta (« laisser faire » les individus et ne pas y toucher car ils agissent de la bonne manière instinctivement), agenda (ce qu’il faut faire car favorable à l’économie) et non-agenda (ce qu’il ne faut pas faire car défavorable à l’économie). Avec cette distinction, c’est en fait l’économie politique qui apparaît. Si on se plonge dans la critique qu’en fait Michel Foucault, l’économie politique est un contrôle interne à la « raison d’État », un moyen de contrôle interne des individus par le gouvernement. Autrement dit, l’économie politique permettrait de légitimer tout gouvernement sans risquer de le faire renverser en faisant des questions économiques des questions d’ajustement, ce simple débat sur l’apport que peut avoir telle ou telle mesure, celle-ci étant un échec ou une réussite (mais ne mettant jamais en doute la légitimité du gouvernement). Comme le montre l’exemple de Bentham, l’ère de l’économie politique (qui apparaît concrètement avec les physiocrates et leur « despotisme éclairé » au XVIIIe siècle) change radicalement la perception que l’on a des actes de l’État sur l’économie. L’économie politique change entièrement la nature du débat ; la question n’est plus de savoir qu’est-ce qui autorise un gouvernement à lever des impôts mais quelle est la conséquence de tel ou tel taux d’imposition ! On ne se demande plus si l’impôt est légitime en termes de droit : il paraît illégitime uniquement s’il est inutile ou a des effets négatifs sur l’économie. Dès lors, on critique un gouvernement non parce que le principe de son action est mauvais mais parce qu’il est ignorant. Pour mieux expliquer l’idée que j’avance, cela signifierait que les Français accepteraient d’être prélevés à des taux exorbitants si on pensait que cela pourrait avoir un effet positif sur l’économie. Mais ce n’est pas le cas.
Or, c’est là où les libéraux manquent le débat et où les médias ne relèvent pas la mascarade. En effet, critiquer l’économie politique, c’est accepter de porter une « critique » sur de grandes figures du libéralisme que sont Bentham et les physiocrates. Pourtant, il apparaît évident qu’à ce compte, tout le monde est libéral aujourd’hui et pratique « l’économie politique ». Or, est-ce libéral de ne jamais questionner la légitimité même d’un impôt et de se contenter de se demander si cela aura des effets positifs ou négatifs sur l’économie ?
Certains se demandent aujourd’hui s’il y a encore beaucoup de libéraux en France mais la réponse est simple : tous ces gens qui remettent en cause le sens même de l’impôt, et non pas tant leur taux de prélèvement, sont des nouveaux libéraux. Ils refusent tout net l’économie politique, libéralisme largement embrassé par la gauche. Ils refusent de se contenter de l’idée que les taux de prélèvement trop élevés s’expliquent par une ignorance du gouvernement, un manque de connaissance, un mauvais calcul. La raison de leur rejet de l’impôt, c’est qu’ils ne savent plus pourquoi ils le paient, ce à quoi il sert. Avant le XVIIIe siècle, l’impôt avait des bases juridiques assez solides, il était assez cohérent et renvoyait à quelque chose que chacun comprenait. La contestation pouvait alors venir en effet des taux trop élevés qui empêchaient de vivre décemment. Mais aujourd’hui, la donne a changé au moment où l’impôt a changé de nature.
Pour expliciter ce propos, je prendrais l’exemple du débat autour du Crédit Impôt Compétitivité Emploi (Cice) tel qu’il a pris forme chez les économistes. Il suffit de lire la manière avec laquelle il a été traité : la diminution des prélèvements obligatoires sur les entreprises est financée à près de 60% par la hausse de la TVA ; or celle-ci pourrait être presque neutre pour les consommateurs du fait de la baisse des prix hors taxe des produits nationaux liée à la baisse des prélèvements évoquée plus haut. Mais la question des produits exportés pose problème. De même, les produits étrangers devraient être plus chers, ce qui pourrait être favorable du fait du report des consommateurs sur un marché français moins cher. C’est long n’est-ce pas ? Ce type de discours est absolument caractéristique des discours liés à l’économie politique. La question de la hausse de la TVA n’est même pas posée en termes de légitimité, de droit ; elle est posée en termes de « favorable » ou de « défavorable » à l’économie. On est dans un discours de technocrate. Et c’est cela que rejette de plus en plus la population. Les libéraux doivent comprendre cela et se positionner en ce point. Il faut savoir abattre cette forme de libéralisme née de l’économie politique que chacun aujourd’hui adopte en politique pour la rénover et lui rendre quelques lettres de noblesse. Les mots ont un sens ; les impôts ne sont pas simplement une variable d’ajustement. On ne peut pas créer un nouvel impôt juste pour équilibrer les comptes, on ne peut pas décider de les monter pour financer telle ou telle mesure, les impôts ne sont pas « favorables » ou « défavorables » à l’économie, ils ont ou pas une légitimité.
Beaucoup vont me dire que les libéraux sont contre toute forme d’impôt. À cela je répondrai d’abord que c’est faux : peu de libéraux rejettent l’impôt (Bentham et les physiocrates en sont un parfait exemple). Mais, plutôt que de faire un sondage sur le positionnement de chacun, je crois que si les libéraux sont contre l’impôt, c’est souvent dans une perspective « favorable/défavorable » à l’économie en partant du principe que les choses se règlent seules (les analyses néo-classiques notamment).
Autrement dit, je crois que les libéraux ont beaucoup à gagner tant en matière de crédibilité, que politiquement ou encore même sur le plan de la cohérence en rejetant l’économie politique.
Dès lors, le gouvernement actuel n’est plus « incapable », « mal conseillé », « ignorant » (des experts en économie s’occupent de ces réformes et ils savent ce qu’ils font), il est tout simplement illégitime, son principe d’action est mauvais. Ainsi, la remise en question de l’impôt, ce n’est plus simplement une remise en question politique quant à la manière de « bien gouverner » le pays, c’est une remise en question de la légitimité de l’existence d’un gouvernement qui adopte des attitudes de contrôle sur les individus en réglant à l’envi ses comportements de consommation, d’épargne, etc. Contester l’impôt, ce n’est pas contester un trop fort taux d’imposition, c’est dire un non radical, c’est refuser cet acte d’aliénation sur l’individu. Les libéraux doivent repenser la notion de ligne rouge qu’un gouvernement ne doit jamais franchir avant d’être déclaré illégitime, ligne rouge qui n’est plus posée depuis le XVIIIe siècle !
Cela fait désormais trente ans que l’économie politique et le binôme favorable-défavorable régit la politique intérieure en France.Trente ans que cet avatar libéral est en place ; ainsi, les Français constatent des divergences dans les politiques menées en fonction de l’accroissement ou pas des impôts existant, de la création de nouveaux impôts. La réponse libérale aujourd’hui doit rompre avec cet héritage qui profite aux extrêmes. Les libéraux doivent cesser de parler du politique en technocrate pour mieux parler de leurs « principes d’action ». C’est sur ce plan là que la différence peut se faire ; les libéraux doivent adopter des « révoltes logiques » (Rimbaud). D’une manière, il s’agit de redorer le politique, de le réinventer. Politique déjà bien abimé depuis trente ans par la domination sans faille de l’économie politique.