Après plus d’un demi-siècle à envoyer de l’aide aux pays du Tiers-monde sans avoir obtenu des résultats satisfaisants, il semble que le moment soit venu d’essayer d’autres mesures. Faciliter la mobilité du travail transfrontalier est un sujet décisif pour le développement mondial.
Par Francisco Moreno
« Les effets des restrictions à la liberté de migration sont identiques à ceux provoqués par le protectionnisme. » Ludwig von Mises
« La migration et le développement sont des processus fonctionnellement et réciproquement connectés. » Hein de Haas
« Les effets multiplicateurs des envois de fonds sont encore méconnus et vont bien au-delà de l’appui au foyer, de fait, elles peuvent soulager une économie comme la nicaraguayenne. » Manuel Orozco
« La migration et les envois de fonds offrent une planche de salut pour des millions de personnes et peuvent jouer un rôle fondamental pour le décollage de n’importe quelle économie. Ils permettent aux gens de prendre ainsi part au marché du travail mondial et de créer des ressources dont on peut tirer profit pour le développement et la croissance. » Kaushik Basu
Quel serait l’un des changements politiques les plus importants pour réduire la pauvreté partout et faire exploser le PIB mondial ? Beaucoup de libéraux répondraient sans aucun doute l’élimination décidée des barrières commerciales. Malheureusement, beaucoup plus de gens encore proposeraient de donner une grande impulsion à l’aide officielle au développement. Si on laisse de côté la deuxième proposition à cause de son inefficacité prouvée et son biais intéressé, la littérature académique estime que la libéralisation complète du commerce international augmenterait de 1% à 4% le PIB global d’une année à l’autre. Rien de comparable aux colossales conséquences qu’entraînerait l’élimination générale des restrictions aux flux migratoires : le déjà classique article de Hamilton et Whalley de 1984 montrait que la libéralisation du marché du travail dans le monde doublerait, au moins, le PIB mondial. Des études successives, comme celle de Jonathon Moses et Björn Letnes (2004), coïncident avec ce pronostic. Selon la plus récente étude de l’économiste du développement Michael Clemens, ladite libéralisation pourrait signifier une augmentation située entre 67% et 147% du PIB mondial.
La productivité d’une personne dépend énormément du contexte dans lequel elle se trouve, et pas seulement de sa capacité. Nous pouvons imaginer la personne la mieux formée de la planète ou avec de grandes qualités au travail, si elle se trouve dans un désert ou un pays connu pour être un nid de corruption, de guerres, de tyrannie, d’usages contraires à l’innovation, d’institutions faibles, de bas taux de capitalisation, d’insécurité juridique ou d’une combinaison de tout ce qui précède, elle disposera de bien peu de moyens pour démontrer sa valeur. La manière la plus efficace et rapide de rendre une personne plus riche est simplement de lui permettre de quitter un lieu peu développé pour un autre plus productif. Quand des travailleurs des pays pauvres se déplacent vers des pays prospères, ils trouvent à leur portée les opportunités que leur offre une économie avancée : structure du capital plus complexe, sécurité juridique, abondance de négoces, technologies de pointe et institutions pro-marché, bénéficiant eux-mêmes de tout cela et rendant, à leur tour, plus productive ladite économie d’accueil.
Du point de vue de la collectivité humaine dans son ensemble, la levée des restrictions à la mobilité du travail des personnes dans le monde se traduirait par une augmentation de la productivité du travail humain et, par conséquent, de la richesse mondiale disponible. Des billions de dollars sont perdus actuellement du fait de ne pas maximiser ce potentiel humain. C’est la plus grande opportunité d’arbitrage que rate le monde, selon les propres mots de Michael Clemens.
L’immigration augmente la taille de l’économie, améliore la compétitivité globale et fournit une impulsion économique pour tous. De manière similaire à ce qui se passe avec le commerce international, les flux migratoires ne sont pas plus un jeu à somme nulle : ils bénéficient à toutes les sociétés impliquées, aussi bien exportatrices qu’importatrices de capital humain. Même le célèbre universitaire Dani Rodrik, sceptique face à l’actuelle globalisation, argumente dans son « Feasible Globalizations » que les plus grands bénéfices en matière de développement et de réduction de la pauvreté ne proviendraient pas des très débattues affaires tournant autour du libre commerce, mais bien d’un plus grand mouvement international de travailleurs, et que même une petite libéralisation sur ce terrain ferait significativement avancer le développement dans les pays pauvres.
Cela concerne aussi bien les travailleurs non qualifiés que ceux plus préparés. Contrairement à l’argument éculé selon lequel il ne serait pas recommandable que les travailleurs les plus qualifiés abandonnent leur pays d’origine parce qu’ils priveraient de matière grise les pays pauvres, les économistes du développement William Easterly et Yaw Nyarko ont fourni quatre raisons pour inciter en Afrique la mal nommée « fuite des cerveaux » (brain drain) : 1° elle bénéficie en premier lieu aux émigrants eux-mêmes ; 2° elle bénéficie à leurs familles d’origine au travers des transferts de fonds que ceux-ci leur envoient depuis l’extérieur ; 3° quand certains émigrants reviennent dans leur pays d’origine, ils apportent leurs nouveaux savoir-faire et connaissances ; et, pour finir, 4° même sans revenir au pays, leurs exemples et leurs nouvelles idées serviront de stimulus et d’aiguillon à d’autres personnes de leur communauté pour prendre la voie du changement et innover.
La même chose se passe avec les travailleurs ayant moins de qualification. Les Cassandre pessimistes dénoncent également la « fuite des bras » (brawn drain) aussi bien de la campagne vers la ville – à l’intérieur même du pays en voie de développement – que vers l’extérieur, accusée de raréfier la main-d’œuvre agricole dans les pays d’origine. Ces théoriciens sont très nombreux : Papademetriou, Gunnar Myrdal et sa théorie de « causation circulaire cumulative », Rhoades, Almeida, Lipton et sa critique de la consommation non productive et importatrice des récepteurs d’envois de fonds, Reichert et sa théorie du cercle vicieux ou « syndrome de la migration » selon lequel l’immigration approfondirait les inégalités et le sous-développement. Ceux-ci voient avec méfiance les processus migratoires des pays pauvres vers les pays riches qui rendraient les premiers plus dépendants des seconds et exacerberaient les différences de richesse entre les différentes régions des pays exportateurs de capital humain. On ne peut rien faire avec tous ces néo-marxistes qui semblent aveugles face aux bénéfices évidents des migrations pour les individus eux-mêmes, leurs familles et leur entourage. Ils condamnent sévèrement ce qui n’obéit pas à leur théorie d’une équité idyllique habilement conçue par leur esprit.
Malgré ces pessimistes, les envois de fonds des immigrés sont doublement bénéfiques parce qu’ils sont moins volatiles que les programmes internationaux de développement et atteignent des parties de la société que ne touche même pas de loin l’aide étatique pour le développement. Ces envois de fonds – ne l’oublions pas – ne sont pas dépensés en armement ni détournés vers des comptes bancaires en Suisse. Ils vont directement à leurs bénéficiaires et doublent leurs revenus ; ils sont employés, entre autres choses, pour l’alimentation, l’eau potable, les soins médicaux ou l’éducation des mineurs à charge ; c’est-à-dire à sortir les gens de la pauvreté. Mais en plus, les transferts de fonds représentent une source significative de devises internationales pour beaucoup de pays. Ajoutons à cela un avantage supplémentaire en faveur de la libre circulation de ces envois de fonds : il est prouvé que lorsqu’un pays pauvre se voit frappé par quelque désastre naturel ou événement grave, le nombre et le montant des envois d’argent aux familles sont multipliés de manière exponentielle afin de pallier les besoins les plus urgents de la population.
Les chiffres officiels à la disposition de la Banque mondiale en 2012 indiquent que le montant total des transferts monétaires dans le monde (sans compter les envois informels dont il n’existe aucune trace) atteint les 529 milliards de dollars. De ceux-ci, ceux envoyés par les travailleurs étrangers résidant dans des pays à l’économie avancée ou aux revenus plus élevés vers leurs pays d’origine moins développés dépassent les 400 milliards de dollars (plus d’un tiers vont vers la Chine, l’Inde et le Mexique, les trois pays récepteurs les plus importants). Ces 400 milliards de dollars supposent plus du quadruple du montant de l’aide internationale avancée par la totalité des gouvernements des pays développés. De plus, ce chiffre a été multiplié par trois depuis l’année 2000.
Les gouvernements des pays récepteurs, même s’ils sont pleinement conscients de l’importance de ces transferts de fonds, ne les reconnaissent pas ouvertement car ces flux monétaires ne dépendent pas de leur intervention : il leur faudrait accepter l’échec de leurs politiques économiques à long terme puisqu’ils ne parviennent pas à offrir des opportunités d’amélioration à leurs propres nationaux qui finissent par quitter le pays. Les flux migratoires provenant de ces pays sont la conséquence de leurs politiques stériles mais aussi une dénonciation silencieuse – et honteuse – de celles-ci. Il nous suffit d’observer que ces gouvernements ont des ministères pour chaque flux international (tourisme, commerce, coopération en investissement étranger) mais il n’existe rien de semblable en ce qui concerne les transferts de fonds monétaires (nettement privés).
Un autre effet lié à ces aides directes privées est ce que Peggy Levitt ou Ninna Nyberg nomment « transferts sociaux » : en plus de l’argent, les émigrants exportent également vers leurs communautés d’origine des nouvelles idées, des comportements sociaux, le rôle actuel de la femme dans la société, ainsi que des notions de démocratie, de tolérance ou de responsabilité. Il n’est pas rare que ces idées soient rejetées par les sociétés fermées mais source de nouveaux défis comportementaux pour les groupes les composant.
La globalisation des économies est un phénomène imparable. Après la Seconde Guerre mondiale, des institutions pour promouvoir la mobilité des marchandises et des capitaux ont été créées. Les progrès des moyens de transport modernes et des technologies de la communication les ont énormément aidés. Cependant, la mobilité des travailleurs est resté quasiment figée. Jusqu’à présent, elle a été contenue à grand-peine, attendant d’être libérée.
Les investissements productifs et le développement économique au sein des pays les moins développés sont très souhaitables et réduiraient in situ la pauvreté. Mais créer les infrastructures nécessaires et un environnement propice pour attirer et retenir les investissements à long terme demande du temps et l’existence d’institutions les garantissant (certainement une chose loin d’être facile à obtenir). À l’inverse, une plus grande ouverture à l’égard de la main-d’œuvre immigrée par l’établissement de frontières plus poreuses et flexibles que les actuelles dans les pays plus développés impliquerait une rapide éradication de la pauvreté extrême dans le monde. Comme l’explique le professeur Bryan Caplan, la raison pour laquelle tant de disparités de revenus de part et d’autre d’une frontière persistent encore est que beaucoup de personnes se trouvent dans le mauvais pays ; par conséquent, elles ont besoin d’aller vers des pays plus productifs. Toute personne se sentant concernée par l’aide au développement devrait sérieusement considérer cette alternative.
Toutefois, les législations migratoires dans les pays industrialisés sont particulièrement restrictives pour les travailleurs non qualifiés ; ce qui signifie que nous limitons arbitrairement le plus grand actif que possèdent les pays en voie de développement : leur force de travail peu qualifiée. On ne permet pas souvent aux pauvres du monde de faire entrer leurs marchandises et produits dans les marchés riches ; on ne les laisse pas plus y accéder physiquement pour y vendre leurs services. Comme nous le verrons dans un autre billet, les arguments avancés par les nativistes pour freiner la mobilité du travail d’étrangers sont fallacieux ; ils répondent tous à des craintes infondées ou imaginaires.
Bien évidemment, défendre une immigration plus ouverte ne signifie pas que n’importe qui peut accéder au pays d’accueil selon la manière qu’il choisit ; il ne s’agit pas d’une immigration incontrôlée et sans restriction. Les autorités compétentes doivent surveiller le processus pour éviter que se « faufilent » des individus avec des antécédents criminels, des terroristes avoués ou des ennemis déclarés du pays amphitryon.
Après des siècles de batailles pour éliminer la discrimination des êtres humains selon la race, le sexe, la religion ou les croyances, il se trouve que le facteur de plus grande inégalité aujourd’hui dans le monde est le lieu de naissance. Les sociétés avancées acceptent malheureusement sans grands dilemmes moraux le fait de discriminer qui a le droit de vivre et de travailler à l’intérieur de leurs frontières en fonction du simple passeport. Les citoyens des pays développés préfèrent continuer de payer pour le « développement » des pays les moins développés en collaborant avec les ONG ou en faisant pression sur leurs gouvernements respectifs pour que soit consacrée une plus grande quantité de leurs impôts pour l’inefficace et absurde aide au développement. Ils ne font même pas pression sur leurs gouvernements pour abattre unilatéralement les barrières au commerce, quelque chose d’important pour les habitants des pays plus pauvres. Tout ce qui a été fait jusqu’à présent est, hélas, insuffisant.
Après plus d’un demi-siècle à envoyer de l’aide aux pays du Tiers-monde sans avoir obtenu des résultats satisfaisants, il semble que le moment soit venu d’essayer d’autres mesures. Faciliter la mobilité du travail transfrontalier est un sujet décisif pour le développement mondial.
(À suivre)
Lire aussi : Immigration (I) : scénario théorique
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