Voici un premier roman qui s'attaque à un sujet délicat, la naissance du désir chez un adolescent, de manière assez surprenante et iconoclaste et qui sort dans un contexte bien particulier : celui des violentes tensions morales qui agitent notre société. Disons-le d'emblée, "le ventre lisse", d'Olivier Delahaye, publié chez Héloïse d'Ormesson, sans même tomber dans les croisades moralisantes auxquelles nous assistons depuis plus d'un an, avance sur le fil du rasoir. Mais, ce roman est d'une grande finesse, d'une certaine poésie, même, et recourt à un humour léger et à une mécanique classique du décalage pour créer des situations originales et pertinentes. Reste que son contenu pose aussi certaines questions que Delahaye n'aborde pas du tout...
Romain a 13 ans, mais il n'est pas un adolescent tout à fait comme les autres. Et pour cause, il a grandi en totale marge de la modernité. Son père, antiquaire, et sa mère, universitaire spécialisé dans l'époque médiévale, ne regardent pas la télé, n'ont pas de téléphone portable, ni d'accès à internet, et n'utilisent les ordinateurs que pour tenir la comptabilité ou rédiger des textes...
Pire encore, si le père est un homme plutôt effacé et soumis qui ne semble s'épanouir que lorsqu'il chine et négocie des objets qu'il entrepose chez lui en attendant de les mettre en vente dans son magasin, la mère de Romain est une espèce de furie qui fait régner sur la famille une espèce de terreur morale reposant sur un catholicisme très traditionnel et une vision de la société plus que conservatrice. On ne serait pas étonné plus que cela de la voir au premier rang de "la Manif pour tous"...
Mais Romain arrive à un âge où cette sensation bizarre qu'on ne qualifie pas encore de désir commence à titiller. Loin des tentations pornographiques du web ou des autres médias audiovisuels, Romain fait son apprentissage en regardant les femmes nues peintes ou sculptées qui trônent dans le magasin paternelle.
C'est à partir de ces modèles qu'il se représente le corps féminin. Le fameux ventre lisse des statues. Cependant, cela ne lui suffit plus, Romain ressent désormais l'irrésistible envie de voir une femme in naturalibus et, plus particulièrement, la partie de leur anatomie que ce grand provocateur de Courbet baptisa "l'Origine du Monde"...
Elevé dans une sorte de cocon, l'enfant semble avoir bien du mal à comprendre que sa curiosité ne peut être assouvie simplement en demandant à sa nounou, à une adolescente rencontrée dans le métro ou à une amie de sa mère de lui montrer ce qui se cache sous leurs jupes... De même, sa tentative pour voir en s'immisçant dans une cabine d'essayage de grand magasin se solde par un échec et un début de scandale...
A l'arrivée, non seulement il n'a rien vu de ce qu'il voulait voir, mais en plus, il n'a gagné que gifles et sermon de la part de sa mère, fort marrie de voir son fils unique nourrir de telles idées sordides ! Aucun doute, son fils est sous l'emprise du péché, il faut remédier à cela au plus vite ! Ce sera le rôle d'un psychologue, chez qui Romain sera envoyé illico...
Mais, c'est une autre rencontre qui va changer la vie de Romain. Elle s'appelle Flore, elle a 25 ans, elle est compositrice, collectionne les instruments de musique et donne des cours de piano pour gagner sa vie. Et Flore est aveugle. Une rencontre de hasard qui fascine aussitôt l'enfant. Car Flore est aussi belle qu'elle est mystérieuse.
Mentant à ses parents, Romain va vite abandonner les séances chez le psy pour multiplier celles chez Flore. Il s'y forme à la musique, mais tombe aussi peu à peu sous le charme de la belle musicienne. Celle-ci ne lui apprend pas que la musique, elle va aussi l'aider à développer ses sens, et en particulier, celui du toucher.
Oh, n'y voyez pas malice, elle lui apprend seulement le b.a.-ba du jeune aveugle, afin de voir avec les doigts... Mais, l'été arrive et, avec lui, les grandes vacances. Fin provisoire des cours de musique et exil en Normandie pour Romain, pour un morne congé avec père et mère dans la résidence secondaire familiale... Deux mois estivaux au cours desquels Romain va trouver le moyen de s'illustrer... Et plus pour le pire que pour le meilleur...
Le meilleur, ce sera pour la rentrée...
Je dois dire que j'ai été vite séduit par la première partie du roman, cette découverte du désir chez un jeune adolescent qui essaye, coûte que coûte, de voir ce qui se passe entre les jambes des femmes. Les situations décrites relèvent alors véritablement du comique de situation, où la naïveté de Romain entre en violente collision avec la juste pudeur féminine...
Par moments, j'entendais la voix d'Antoine De Caunes, déguisé en "Toub", le médecin conseiller de "Foun-Radio" : "ton corps change... Ce n'est pas sale... Pense aux fleurs..." La volonté de savoir de l'enfant et sa persévérance ont quelque chose qui pourrait forcer l'admiration. Mais c'est sa méthode qui laisse sérieusement à désirer.
Trop d'empressement, des étapes brûlées et un manque de tact évident... Bref, une inadéquation avec les normes sociales en vigueur... Romain n'est pas un petit pervers, je ne le crois pas, juste un ado torturé par ses hormones. La simple représentation du corps de la femme ne lui suffit pas, il en veut plus, il veut voir, toucher... Mais quel enfant de cet âge n'a pas connu cela ?
Mais, petit à petit, "le ventre lisse" évolue. Bien sûr, on est dès le départ dans un roman initiatique, mais c'est sa tonalité qui change. Car, peu à peu, Petit-Gibus devient Julien Sorel. Je caricature un peu, vous vous en doutez, mais il y a de ça. A tout points de vue, "le ventre lisse", c'est le passage d'un garçon de l'enfance à l'adolescence, une adolescence contemporaine et donc fortement sexuée.
Delahaye décrit cette puberté aussi bien dans les faits ("ton corps change...", bis) que dans la manière d'envisager l'autre. La maladresse, l'indécence et l'impudeur qu'un enfant ne comprend pas, la surprise et la colère de l'enfant qui mesure tout ce qu'on lui a caché mais ne comprend pas non plus vraiment la nature de sa découverte et enfin, l'éblouissement du désir et la douceur des sentiments...
A chacune de ces étapes, Romain est sincère. Ultra-protégé, ce qui est un peu paradoxal, puisque sa naissance n'a été ni désirée avec ferveur, ni déplorée, et qu'il n'est pas vraiment un enfant choyé, Romain est comme coupé du monde qui l'entoure. Et, d'une certaine façon, il est aussi vierge sexuellement parlant que dans sa relation à l'autre.
Alors, on suit cet apprentissage, pour lequel ni la nounou, la charmante Rhodia (que je n'arrive pas à m'imaginer autrement que ressemblant à Hattie McDaniel, dans "Autant en emporte le vent"...), ni les propres parents de Romain n'ont rempli leur rôle... Et, comme on se prend une décharge électrique lorsqu'on met les doigts dans la prise, Romain apprend en commettant des erreurs, et des erreurs de moins en moins légères...
Voilà ce qui arrive lorsqu'on laisse un garçon de 13 ans livré à lui-même ou qu'on le refile à un psy pour jouer les pompiers de service... On est pas dans le renoncement parental que certains soulignent si souvent lorsqu'on parle actuellement d'éducation. Non, on va plutôt dire que l'éducation est une abstraction et un centre d'intérêt secondaire pour les parents de Romain, qui n'ont de parents que le nom...
Alors, comprenant qu'il est de plus en plus surveillé et qu'au sein de la famille, on le considère avec un oeil de plus en plus noir, il va se tourner vers quelqu'un d'autre. Pas n'importe qui, ceci dit. Pas le psy, avec lequel il n'a aucun atome crochu et à qui il ne fait pas confiance, mais plutôt Flore, dont il ne sait pourtant pas grand-chose, si ce n'est qu'elle lui plaît.
Ce genre romanesque, du roman initiatique mettant en scène une histoire entre un adolescent et une femme adulte (même si Flore n'est pas bien vieille elle-même) est un classique littéraire. On pense au "Rouge et le Noir", déjà évoqué plus haut, ou au "Diable au corps", de Raymond Radiguet. Toutefois, Julien Sorel a 18 ans au début du livre de Stendhal, tandis que chez Radiguet, les deux protagonistes sont mineurs...
Delahaye enfreint un tabou sociétal mais, plus que la relation d'un garçon de 13 ans avec une femme adulte, c'est la bienveillance avec laquelle l'auteur raconte cette histoire qui m'a interrogé... Je ne voudrais pas passer pour un moraliste, un vilain rétrograde promouvant le retour à un strict ordre moral, ce n'est pas vraiment le sujet de mon questionnement...
Delahaye choisit d'interrompre son récit à un moment qui est une espèce d'apogée, de paroxysme. Alors que l'histoire ne pourrait "normalement" en rester là, on tourne la dernière page sur un bien-être et un modus vivendi dont est absent tout drame. A aucun moment, "le ventre lisse" ne quitte le registre de la comédie romantique pour basculer dans une tragédie qu'on pourrait croire inexorable, façon "Mourir d'aimer"...
La société n'est jamais impliquée dans cette histoire, la loi, la morale, les tabous n'ont pas de prise, contrairement aux oeuvres citées précédemment où c'est justement le regard du corps social qui engendre le scandale... Le seul regard extérieur provient des parents et tout se règle en famille (je parle évidemment de ce qui se passe dans le livre, je n'extrapole pas, volontairement).
Alors, j'ai cherché la raison d'un tel parti pris... Voilà ma conclusion : Romain n'est pas un rebelle, ni au début, ni à la fin. En tout cas, il n'est pas question de remettre en cause certains fondements de la société. Si rébellion il y a, elle n'est qu'adolescente et ce qui se produit est la transgression de tabous avant tout familiaux... Romain, en agissant comme il le fait, brise le carcan moral imposé par sa mère et prend sa vie en mains...
Reste, et c'est le seul aspect qui me turlupine encore, la question légale... C'est à cela que je pensais en disant que "le ventre lisse" est écrit sur le fil du rasoir. La morale varie d'une personne à l'autre, en fonction de son éducation, de ses convictions, mais la loi doit être acceptée telle qu'elle est, sauf à la faire changer... Or, cette loi stipule que l'âge de la majorité sexuelle est fixée à 15 ans...
Je ne vais pas m'étendre plus longtemps sur le sujet, n'ayant pas été particulièrement choqué par ce que j'ai lu (juste vaguement envieux, je crois...), mais je me suis dit qu'il fallait être drôlement courageux ou carrément inconscient pour publier ce genre de roman par les temps qui courent... Il n'y a rien de glauque, de malsain, de cynique ou d'immoral dans "le ventre lisse", bien au contraire.
Il souffle sur ce court roman (moins de 200 pages) un vent de fraîcheur et une douceur veloutée qui font du bien, et puis, vous connaissez le refrain, qui pour jeter la première pierre, tout ça, tout ça... La réussite même du livre est peut-être de montrer que c'est par l'interdit que Romain va revenir dans le droit chemin dont il semblait s'éloigner par ses frasques de plus en plus inquiétantes.
Et, finalement, en guise de conclusion, je me dis que j'aimerais bien savoir ce qui va se passer ensuite... La probabilité est forte de voir de menaçants nuages noirs s'amonceler, c'est vrai, mais il y a aussi quelque chose de profondément touchant dans ce personnage de Romain. Et c'est bien tout le problème de nos existences terrestres : on n'y fait pas toujours ce qu'on veut, même si l'on est sincère ou bien intentionné...