Dans la foulée du billet précédent, à nouveau une traduction cette semaine. Il s’agit d’un article de Nael Altoukhy (نائل الطوخي), un blogueur égyptien qui écrit également de temps à autre dans le quotidien Al-Safir. Publié le 5 février dernier, son texte pose la question du nationalisme arabe (ce qu’on appelle aussi parfois le “panarabisme”) dans le contexte actuel en Égypte. Comment peut-on concilier, comme le fait une (large) partie des nationalistes et/ou des nassériens égyptiens, des convictions panarabes avec un soutien inconditionnel au pouvoir né du coup d’Etat du 30 juillet dernier ? Tout cela en prônant un chauvinisme exacerbé, qui se traduit par des positions en contradiction totale avec la “doctrine” du nationalisme arabe, en particulier pour ce qui est de la situation des réfugiés syriens ou des Palestiniens de Gaza ou d’ailleurs… En analysant – c’est naturellement cela qui m’a intéressé – différents exemples tirés de la pop culture contemporaine, romans policiers pour adolescents, films et même opérette nationaliste, Nael Altoukhy met en évidence l’évolution du sentiment nationaliste en Égypte, en fonction des contextes. Un autre exemple par conséquent de ce que peut apporter la sociologie politique de la culture en Egypte.
Nael Eltoukhy : Le nationalisme arabe en Égypte : des usages contradictoires
L’Émigré, le film du regretté Youssef Chahine, a suscité beaucoup d’hostilité. Principalement, au sein d’Al-Azhar, où l’on refusait la personnification du prophète Joseph, mais également parmi les intellectuels laïques de tendance nationaliste, lesquels se demandaient qui était cet Israélien (le prophète Joseph) pour apprendre l’agriculture aux Égyptiens !
Naturellement, cette histoire, qu’on trouve à la fois dans la Torah et dans le Coran, concerne une période antérieure au conflit israélo-arabe de plus de deux mille ans. Mais comme on charge les conflits contemporains du poids de l’histoire et de la mémoire, on a imaginé l’argument selon lequel les Israéliens seraient des pasteurs, et les Égyptiens, des agriculteurs : « Ils ne sont pas comme nous, ce sont des nomades alors que nous sommes les fils de la terre ; ce sont des gardiens de moutons, tandis que nous sommes le peuple de l’État centralisé et civilisé. »
On retrouve le même type d’argumentation, celui de l’État centralisé et agricole face aux gardiens de moutons, avec les habitants du Golfe. Les intellectuels égyptiens, qui ont toujours vu le radicalisme islamique dans la société comme une conséquence de l’immigration des Égyptiens dans les pays du Golfe, s’exclament ainsi avec amertume : « Nous les avons éduqués (par allusion à l’immigration des enseignants égyptiens dans les pays de la Péninsule) et ils ont exporté chez nous l’extrémisme, la rudesse bédouine et le wahhabisme… » Ceux qui pensent ainsi connaissent d’ailleurs des moments particulièrement difficiles puisqu’on leur demande aujourd’hui de considérer que l’Arabie saoudite est la source de tous les bienfaits, et non pas l’origine de tous les maux comme on l’a répété si souvent auparavant. Moustapha Bakri par exemple, le journaliste aux tendances nassériennes, affirme ainsi que les promesses d’aide saoudienne à l’Égypte après le 30 juillet 2013 constituent le véritable nationalisme arabe.
Dans cette alliance entre les intellectuels nationalistes et le nouveau pouvoir militaire, il y a une contradiction logique qui mérite qu’on s’y arrête : comment les partisans de l’arabisme peuvent-ils ne pas réagir à ce nouveau discours en Égypte qui accuse les Palestiniens de trahison ? Comment se fait-il qu’on ne les entend pas condamner avec force le comportement de la police vis-à-vis des réfugiés syriens par exemple ? Est-ce qu’ils ne devraient pas prendre la défense de leur « frères arabes » ? Pour le dire autrement : comment le nationalisme arabe peut-il être aujourd’hui en Égypte synonyme de nationalisme égyptien ?
La pensée ne se développe pas in abstracto, elle est au contraire le produit d’un contexte. Un monde sépare ainsi le nationalisme arabe au début du XXe siècle, porté en général par des chrétiens du Levant qui cherchaient avant tout à se libérer de la domination de la Turquie ottomane, du nationalisme des années 1950 et suivantes, issu du combat contre Israël et contre le colonialisme occidental. Et la différence est plus grande encore avec l’actuel nationalisme en Égypte, qui reprend totalement à son compte un discours agressif contre les Palestiniens et les Syriens − des « Arabes » pourtant−, alors qu’il est totalement silencieux par rapport à Israël ? C’est ce dernier développement qui nous intéressera ici.
Pour commencer, tout le monde sait que le nationalisme arabe n’aurait pas connu un tel essor sans Gamal Abdel Nasser, ce héros de légende qui a combattu l’impérialisme et qui a mis en place, sous une forme atténuée mais néanmoins réelle, une certaine forme de justice sociale en même temps qu’il créait un État égyptien reposant sur l’armée. Pour une raison ou pour une autre, c’est cette dernière réalisation qui reste présente dans l’esprit des nationalistes arabes et des Nassériens en Égypte. Au point que tous les autres mots d’ordre de l’époque – le combat contre Israël ou pour la justice sociale – passent pour des billevesées alors que la fondation d’un système étatique bureaucratique, ainsi que celle de l’armée « nationale », continuent à être considérées comme les véritables réalisations de cette époque, son héritage réel, palpable.
Il ne faudrait pas croire pour autant que le nationalisme arabe, dans sa version égyptienne, a cessé, durant toutes ces dernières décennies, de se nourrir des slogans sur la libération nationale, sur l’hostilité à Israël et l’unité arabe, bien au contraire. Mais la vraie question, c’est de savoir quelle formulation il a donné à ces différentes idées.
C’est à partir de 1978 que Mahmoud Salem a commencé à publier les histoires policières de la série Les Treize Diables. Les dix premiers volumes ont été publiés au Liban avant que la collection trouve refuge en Égypte après le déclenchement de la guerre civile. Comme tout le monde le sait, il y a treize personnages principaux dans ces aventures, et ils appartiennent tous à des pays arabes différents [voir l'illustration en haut de ce billet]. Ils ont un chef mystérieux que personne ne connaît mais, sur le terrain, c’est l’Égyptien qui commande. En fait, c’est une évidence pour tout le monde ! S’il doit y avoir une unité arabe, qui donc pourrait en assumer la direction sinon la « grande sœur » égyptienne ? La raison est en partie historique, à cause du lien indéfectible entre Gamal Abdel-Nasser et le nationalisme arabe mais c’est peut-être aussi parce que, pour beaucoup, il est difficile d’imaginer une unité arabe qui ne serait pas sous la conduite de l’Égypte. Les partisans de Nasser et de Sadate ont au moins cela en commun : les premiers ne pouvaient imaginer une unité arabe sans confier à l’Égypte un rôle central, tandis que les seconds pensaient que Sadate avaient proposé aux Palestiniens que leur pays leur soit rendu mais que ceux-ci avaient refusé cette solution et qu’ils étaient donc responsables de ce que leur était arrivé ensuite. « L’Égypte avant tout », y compris si cela allait à l’encontre de « l’unité arabe », tout le monde se soumettait à cette logique !
Dans l’imagination populaire, les guerres de 1967 et de 1973 sont perçues comme un combat entre l’Égypte et Israël. Israël a occupé le Sinaï, et l’Égypte l’a libéré. Les Palestiniens ne font pas partie de l’histoire telle que se la représentent les nationalistes égyptiens. Quant au désastre de 1948, il est rarement mentionné. Dans Raafat Al-Haggan, le roman de Saleh Morsi, un auteur dont on ne saurait remettre en cause l’hostilité à Israël, le héros est un Égyptien qui vit une vingtaine d’années à Tel-Aviv… sans qu’il y ait jamais un seul Palestinien à ses côtés…
Dans les films des années 1990, et en particulier ceux qui ont traité de la question de la normalisation avec Israël, on constate quelque chose d’un peu différent. Dans des films ou des feuilletons comme L’amour à Taba ou bien encore Une fille d’Israël, le héros, un Égyptien, a la faiblesse de se lier d’amitié avec une jeune Israélienne, alors que ses parents lui rappellent de ne pas oublier la dette de sang entre les deux peuples. Quelle est-elle, cette dette de sang ? Il s’agit des martyrs de l’armée égyptienne, toujours des martyrs de l’armée égyptienne, soldats et officiers car chaque famille a perdu un proche durant la guerre contre les Israéliens. Quant aux Palestiniens, ils ne font même pas partie de l’histoire !
À la fin des années 1990, il y a eu une autre vague de films porteurs d’un message panarabe, sous la houlette du parolier et scénariste Medhat El Adl. Nombre de ses films contiennent des allusions à l’ennemi israélien, à la nécessité de l’unité arabe. Dans Humam à Amsterdam par exemple, le méchant, celui qui cherche à nuire au héros égyptien interprété Mohamed Henedi, fait preuve d’une méchanceté qui paraît étrange, injustifiée, jusqu’à ce que l’on apprenne son nom : Yahouda, un Israélien ! Dans Un short, un maillot et une casquette, on assiste à la satire d’un sommet arabe dans lequel personne ne s’entend avec personne. Dans Le rossignol de Dokki, le héros met un terme à son contrat avec une société étrangère parce que, dans le conseil d’administration de cette dernière, il y a un Israélien et un Danois : le premier fait partie de ceux qui tuent nos frères, tandis que le second appartient au peuple qui insulte l’islam ! Malgré tout cela, il n’y a qu’un film dans lequel un Palestinien fait une apparition, après les attentats suicide commis en réponse à la répression de la seconde intifada en 2000. Dans le film Des copains et pas de boulot, de 2001, on voit ainsi un Palestinien jouer un rôle marginal dans une opération suicide. Ce n’est pas le héros principal, mais sa présence est tout de même suffisante pour donner à ce film commercial un minimum de « sens », conforme à l’opinion publique de l’époque. Mais c’est une exception rare.
Medhat El Adl est également l’auteur de l’opérette Le rêve arabe, porteuse d’un évident message nationaliste et unitaire. Cependant, quand la télévision égyptienne a accueilli les artistes qui avaient participé à cette vidéo, une présentatrice fit remarquer à Medhat El Adl que Moubarak recherchait inlassablement la paix (à cette époque, cela voulait dire avec Israël). Suivant sa propre logique, El Adl répondit en disant que le président Moubarak était également celui qui cherchait toujours à réaliser l’unité arabe. Deux logiques face à face, celle de Camp David et celle qui s’oppose à ces accords. Mais personne pour remettre en cause Moubarak ! Au contraire, c’est l’argument de légitimité qu’on brandit de part et d’autre.
Les fils de l’oncle fait également partie de ces films égyptiens qui parlent du conflit israélo-égyptien. Écrit par Amr Samir Atif, il a été produit en 2009. Le héros, un espion égyptien, se rend en Israël pour libérer une Égyptienne retenue par son mari, un officier du Mossad. Il est aidé par une jeune Palestinienne. Ce que l’on sait de cette jeune femme et des Palestiniens en général reste assez confus. Par exemple, on nous dit qu’elle a été expulsée en Cisjordanie mais elle possède toujours un appartement à Tel-Aviv ! L’officier égyptien passe son temps à lui donner des ordres qu’elle ne comprend pas toujours : « Mais ce n’est pas le moment de poser des questions » se moque l’Égyptien, interprété par Kareem Abdul-Aziz, raillant son accent palestinien de façon comique. Qu’y a-t-il de drôle en réalité ? Rien sinon le fait que la jeune femme palestinienne, au paroxysme de l’action, ne trouve rien de mieux que de faire sa prétentieuse et de parler avec l’accent palestinien…
Les Arabes sont un peuple, et l’Égypte est son guide. On peut accepter cela comme une évidence mais pourtant ce n’est pas exactement ainsi que ça se passe… Les révolutions du printemps arabe nous ont ainsi appris un certain nombre de choses, à commencer par le fait qu’il y a bien un sentiment identitaire qui réunit les Arabes, au point que les peuples de la région ont une influence les uns sur les autres. Ensuite, il y a également le fait que ce sentiment n’est pas nécessairement le résultat de l’action des régimes, et cela peut même être exactement le contraire ! Enfin, on a pu également constater que la révolution égyptienne, même si elle a suscité la plus importante couverture médiatique, n’en a pas moins été influencée par les événements de Tunis. Il est donc possible de trouver des manifestations très diverses de ce sentiment qu’ont les Arabes de partager « quelque chose » qui les réunit, indépendamment de ce que souhaitent les régimes politiques et sans se limiter aux slogans « L’Égypte avant tous les autres » !
Néanmoins, comme le nationalisme arabe prend aujourd’hui en Égypte la forme que nous avons signalée, on passe bien facilement « des autres Arabes qui suivent » aux « autres Arabes qui sont nos ennemis ». Quiconque se rend aujourd’hui en Égypte ne peut manquer d’être frappé d’étonnement en constatant combien les Égyptien sont capables d’exprimer leur lassitude aussi bien vis-à-vis des Israéliens que des Palestiniens : Nasser est un héros que Sissi est en train d’imiter, et Sadate était un malin que les Arabes n’ont pas su comprendre, si bien que ces Palestiniens n’ont que ce qu’ils méritent…
Pour toutes ces raisons, on ne doit pas vraiment s’étonner de voir le discours de l’arabisme égyptien se préoccuper tellement de chanter les louanges de l’armée (et même, de temps en temps, d’aller jusqu’à condamner le sabotage du pipeline à travers lequel l’Égypte exporte son gaz vers Israël). Il est même capable, ce discours de l’arabisme égyptien, de manifester la plus totale indifférence à l’égard des Syriens et des Palestiniens, et même de les considérer parfois avec beaucoup de suspicion.