Pas de cadre. Des brisures. Amorce identique pour les six premiers textes : « Elle dit… ». Logorrhée, flux lancé. Cela suffit-il ? Assez, est-ce assez ? « Simplement, dire, dire elle dit ». Elle vient au langage, l’instance qui ne dit pas « je ». Par l’infinitif, le processus n’est pas lancé. À la troisième personne, dire devient. Excroissance, au sujet le verbe collé, les voilà en actes qui prolifèrent. Textes peu ponctués, comme ils viennent peut-être, deux ou trois virgules nouées à la taille du texte débraillé. Langage, « fatum », elle condamnée déblatère, « son propre mouvement est sa source ». Désignations neutres enchaînées pour cerner, non pas « pour », pas de but, une machine enrayée : A.R.N. agencement répétitif névralgique_voyou.
A.R.N. ou A.D.N. ? Défibrillation d’une chaîne organique. Ranimer. Désaxer. Maladie : « elle dit ». Revient « ce mot » après « elle dit », le corps vivant s’infinitive dans des verbes d’action (« avaler cracher lâcher »), « ça travaille ». Interroge ce long fil des textes sans retour à la ligne – pas coupé d’émettre. S’enraye : « pain sur langue planche », on saute un mot, l’expression s’affale.
Claude Favre nous promène, elle suit des pistes, laisse la langue fourcher en bouche. Sept fois, se coupe pour un mot de trop, « dés pipés ». Présent passé (« ex »), dedans dehors. Serré. Causalité, « parce que ». Renoncer à commencer par l’origine, contes du pourquoi hors-sujet. Tout est à dormir debout. Plutôt dire les mots claqués « convulsifs » et serrés, pas ouvrir la bouche. Pandore.
Des propositions interrompues à la clôture des textes, « vous ne » ou « nous ne », négations prolifiques car dire n’est pas. Jouer. Écrire. Pas poésie. Stop.
Les caractères utilisés rappellent ceux d’une machine à écrire. Textes tapés à un doigt d’une traite, ratures comprises, mots d’un ruban défilé, dévidé. On s’arrête (de taper), on revient en arrière, avec le geste : on relit ce qui est écrit. On ne change rien. Liste de détails crus de vie : on revend Noël, les cadeaux, on attend le décès de la mémé pour voyager. « Elle dit » ce qu’on ne dit pas, un texte lu sans respirer s’arrête, on reprend page suivante avec l’oralité des mots de tous les jours, l’enfance : « amstramgram » ou encore les conjonctions enchaînées qui se coincent dans la phrase « puisqu’il, n’importe que, seule suis, un jour encore, que la grammaire, toujours, puisque d’ailleurs que la grammaire, elle dit je veux la grammaire vivre ». Du coup, « elle » polymorphe devient narratrice d’une histoire sans autre lieu que la redite (du titre) ou encore la syntaxe curieusement défaite de sa logiqueperturbée par des ondes entrées dans la voix, fils de pensée tordue qui écrit comme elle pense, associe comme elle vit. Poésie. Oui.
Et cette syntaxe, déstructurée – désœuvrée –, répétée, vit dans les amorces désactivées, interrompues. Des mots reviennent, « cadeaux », « pauvreté », une langue nantie, minée, se déroule. Au bégaiement se joue le dénuement : la langue l’incarne. Se dit dépouillée, « mal monde à chacun soi ». « [P]rintemps », « automne », aucune de saison, à chaque tournant de phrase « mort », « voyou » et le « couteau ».
Quel agencement possible pour ce qui vient respirer sur la page ? « [U]n verbe qui parle travers ça au mieux gazouille merdouille », au bout du compte, au départ la mort inscrite dans le corps « elle dit ». Comme si seule la mort exécutait sa tâche complètement, sincèrement. Les mots de compassion, « désolé », ne masquent pas : chacun ses soucis, seule « la mort joue juste ».
Ce qui se répète dans le livre, c’est la négation, coupée en « ne » ou intégrale en « ne…pas » pour dire les mots d’ « origine obscure, déceptive, brutale ». On ne peut pas leur faire confiance. On peut les aligner : « tout passe par la bouche, couleuvres, alouettes et mistigris ». Le paradoxe du mot : « elle dit dormir n’est pas toujours de tout repos ».
La première partie du livre, ARN, s’achève sur le cheval et le cavalier, le mouvement, le galop qui ouvre la seconde partie, divisée elle-même en plusieurs sections. Même forme de texte cependant : informel bloc apparemment,d’un corps supérieur (couvrant donc plus d’espace). Lever des « lièvres poétiques » (« sirènes » ?) : « comme quoi un mot c’est un galop ».
Syntagmes répétés jusqu’à l’usure ou névralgie : douleur continue, aiguë. Dans le roulement des mots (galop), les mêmes éléments disséminés gagnent. Sans résoudre. « Elle dit », symptôme, gangrène. Des virgules sont perdues : elles coupent le déterminant et le nom, « ça creuse la langue en ses, contradictions ». Quelque chose de la mécanique syntaxique est déréglé : ce dérèglement, celui du monde marchand qui court plus vite que. Comme les négations qui assiègent le discours, le font rimer à rien, idem « ça » qui truffe les signes, les indifférencie (« comme quoi expansion un mot ça »). Lecteur qui suit « ça » qui se retourne contre la langue, l’utilise pour dire. Quoi ?
Incursions en anglais (« forget me »), canal usé, où faire passer la langue, par où pour dire « avec des mots édentés », pour « commencer » (verbe répété, asséné, aussi). Listes lues, conjonctions alignées, ce qui n’aboutit pas se redit, se recrache tel quel.
Ce qui nous reste sur le cœur, la langue ou la mémoire : cette migraine provoquée par le retour des signes dont la causalité troublée cogne à nos tempes. Une alerte – alarme d’incendie, appel de sirène claquée dans la nuit urbaine où la lumière aux lampes. Signes redondants (_) d’un monde à cru vacillant dans sa temporalité répétée, autant de perturbations qu’en syntaxe gangrénée, autant de mots à « dire » contre les corps qui tombent et mourir qui gagne.
Au bout, une troisième partie. Qui change la donne : Interdiction absolue de toucher les filles même tombées à terre. Elle avait fait l’objet d’une édition par Cousu main en 2011. Titre sans doute inspiré de ce qu’on peut lire sur les panneaux de sécurité apposés sur des pylônes. Quelque chose comme : « Danger de mort – Interdiction absolue de toucher aux fils dénudés tombés à terre ». Ou « on ne tire pas sur l’ambulance », on ne se met pas non plus sur son chemin, risque d’accident. Une série de lieux communs de ce qu’on peut lire au premier degré contre les femmes. Satire où les maximes sont lues comme antiphrases et désaxées par la présence des deux parties du livre qui précèdent. Vers libres pourtant, des retours à la ligne pour une démarche de liste sapée dès qu’énoncée (« elle dit »). Les clichés, détournés, « [t]iens, une idée de derrière, d’arriéré. ». Fait loi la maxime édictée, derrière le comptoir ou vérité du siècle dernier intégrée dans une conscience collective : « [l]es filles, c’est pas un cadeau ». Le nom aligné « filles » (au pluriel) et « tombent » ou « tombées », action/résultat, sont associés jusqu’à plus soif. Malheur à vivre (« pire »), pour celles qui sont « culbutées », « larmes foutaises » », « en colère », « terrassées ». Au bout du compte, du livre, « [c]ertaines se relèvent », « certaines pas ». Retour à névralgie. Et sur la langue, cheveu ou parole rongée qui cherche en sa lancinance un terrain fragile pour bâtir.
[Isabelle Lévesque]
Claude Favre, A.R.N. agencement répétitif névralgique_voyou
Éditions de la Revue des Ressources, 2014 – 162 pages, 10 €