Depuis 2006, la médiocrité de la transmission et le dédain des élites accroissent une légitime colère d’une partie de la jeunesse. Pourtant les valeurs républicaines sont le fruit de luttes et de combats fondateurs intimement liés à l’histoire de l’Afrique et de ses descendants.
Le 4 février 1794, dix millions d’africains avaient déjà, à fond de cale, traversé l’Océan Atlantique, déportés en Amérique, exploités pour le plus grand profit de l’Europe. Ce rappel terrible vaut pour la France, qui s’est acclimatée de l’injustice pendant quatre siècles. Il vaut aussi pour les chefs africains qui ont fondu à l’intérieur du continent pour arracher des millions d’hommes à leurs foyers. Il vaut enfin pour les responsables politiques préoccupés de l’accumulation d’un capital indispensable dans la concurrence effrénée que se livraient les grandes puissances européennes.
Le décret du 4 février 1794 porte en lui la nécessaire radicalité d’une Révolution consciente de la violence de l’outrage dans lequel la cupidité des hommes a entrainé l’humanité et résolue à ne pas transiger avec ses valeurs en ne prévoyant aucune indemnisation des esclavagistes.
Cette date du 16 pluviose an II, oubliée de l’histoire de France car suivie de l’époque moins glorieuse du rétablissement de l’esclavage par Napoléon Bonaparte (1802), porte pourtant en elle les germes d’une mémoire partagée car respectueuse des idéaux républicains universels.
Cette première abolition est en effet l’œuvre conjointe des abolitionnistes et des résistants déportés d’Afrique qui résistèrent à leur déshumanisation et à leur marchandisation. Elle rapprochait les luttes universelles pour la dignité humaine comme la liberté des esclaves qui ne menaient pas un combat racial et les idéaux d’égalité prônés par l’Abbé Grégoire dans son plaidoyer pour l’intégration de la communauté juive proscrite à l’époque.
La France, ce jour-là, fut digne de ses valeurs. Comme elle le sera en 2001 avec la loi Taubira.
Pour autant, c’est dans l’indifférence générale que la République et les médias ont abandonné la célébration de ce moment de la construction nationale. Comme pour le 10 mai, aucune commune de France n’a commémoré à sa juste mesure cet épisode fondateur. A l’exception de l’initiative du Parti Communiste, de l’ADEN et de la Fondation du Mémorial, nulle part n’a retentie une mise en perspective citoyenne et politique d’une mémoire dont les leçons sont à tirer tous les jours.
L’actualité nous démontre que l’antique lutte pour la liberté et l’égalité n’est jamais gagnée et que c’est par la transmission de la mémoire de ces combats, par la célébration du souvenir de ceux qui ne se résignèrent jamais, et se levèrent périodiquement contre l’asservissement, que nous construirons une réelle fraternité.
C’est en pensant à eux que nous avons souhaités une réflexion sur tous les monuments qui, dans notre pays rappellent de façon ambigüe ce moment douloureux de notre histoire. En réponse à notre interpellation, le Président Hollande en avril 2012 nous écrivait : « Peut-être faudrait-il inciter nos élus à revoir la signalétique urbaine en référence à ce commerce tragique ? »
Car, aux discriminations économiques, sociales et politiques, s’ajoute la montée d’une colère devant la dérisoire transmission et le peu de considération de la mémoire de la traite des noirs.Et d’autres formes plus modernes et plus sophistiquées d’asservissement, d’exploitation et de chosification de l’homme continuent d’exister.
Voilà pourquoi il est vital de transmettre aux jeunes les empreintes tangibles d’un épisode partagé qui n’efface pas les meurtrissures déposées par quatre siècles d’exploitation mais restitue, dans le même temps, justice aux combattants passés des droits humains et à la prospérité actuelle d’une culture mondiale forte de tous ses métissages. Parce que le ventre de la bête est fécond, nous devons absolument dresser des digues contre la haine, proclamer une nécessaire fraternité, un devoir de solidarité envers la contribution apportée à l’histoire des droits de l’homme par les militants de la mémoire de la Shoah. La concurrence des mémoires repose souvent sur l’ignorance du combat pour l’émancipation.
L’éducation nationale a un rôle majeur à jouer pour intégrer cette mémoire partagée dans ses programmes scolaires, dans la formation de ses enseignants mais aussi la participation active aux moments commémoratifs qui témoignent d’une véritable communion républicaine.
A Bordeaux qui fut un grand port négrier, cette réflexion est toujours un moment fort où l’on peut prendre la mesure du rôle que joua le système esclavagiste dans l’économie du territoire et l’édification des fortunes locales des armateurs et des industriels du sucre et du vin.