Le challenge stipulait la règle suivante: le titre doit contenir un adjectif.
J'ai donc examiné ma PAL... Deux choix s'offraient à moi: La Bête humaine de Zola ou Le Général de l'armée morte de Kadaré. Trou trou, une vache qui... Non je ne me suis pas abaissée à choisir de la sorte. J'ai fait un choix réfléchi, raisonné et rationnel: j'ai utilisé la Bête humaine dans le cadre du challenge à 1000 donc j'ai opté pour le second à l'occasion du challenge "jacques a dit".cliquez sur l'image pour voir le blog de Métaphore
"Plus la guerre est fulgurante, et plus la recherche de ceux qui y sont tombés est longue." Kadaré et moi...Kadaré est un écrivain Albanais que j'affectionne particulièrement. Avril Brisé m'a chamboulée. Les Tambours de la pluie est extraordinaire et j'ai adoré Le Général de l'armée morte.
pour mon avis sur le roman, cliquez sur l'image.
Pourtant, dès que j'ai lu la quatrième de couverture de chacun de ces romans, je me suis dit "ça ne va pas me plaire!!" et à chaque fois, j'ai refermé le livre, toujours épatée.
Comme dans Les Tambours de la pluie, j'ai adoré dans ce roman-ci toute la métaphorisation du temps. Chaque moment du roman est souligné, mis en valeur pas la météorologie. Les métaphores ne font pas écran, ne créent pas une surenchère mais elles font inévitabelment ressortir les émotions, les états d'âme des personnages.
" Harassés, rompus, ils se sentaient écrasés par leur besogne. Ni le vent ni la pluie ne leur disaient où se trouvaient les soldats qu'ils cherchaient. Ils en ramassèrrent tant qu'ils purent et revinrent encore les compter. Beaucoup de ceux qu'ils cherchaient n'avaient pas été retrouvés. exténués, fourbus, ils repartirent pour un nouveau et long voyage. Ils marchèrent, marchèrent sans fin. C'était l'hiver et il neigeait."
Et, comme dans Les Tambours de la pluie, je n'avais pas encore bien compris la nationalité du personnage; je ne savais pas vraiment qui était l'ennemi. J'étais sûre que c'était un Albanais qui allait en terrain "ennemi" retrouver ses morts. Je crois que lorsqu'on ne connaît pas vraiment le contexte, il faut lire les avant-propos avant d'entamer les romans de Kadaré. L'histoire du général de l'armée morteet l'Histoire de l'Albanie.
L'Albanie a été prise d'assaut par l'Italie en 1939 et rapidement annexée par les troupes de Mussolini.
Les Albanais ont faiblement résisté au début mais ils ont été rapidement contraints de collaborer. L'Albanie a fourni des troupes pour la conquête italienne de la Grèce. En 1943, après la chute de Mussolini, elle se rebelle, mais la voilà prise d'assaut par l'Allemagne nazie. S'ensuivent des conflits, des guerres civiles.
Autant dire que l'Albanie a bien morflé, quand même. C'est un résumé d'une littéraire et non d'une historienne.
"Je ne sais de quelle armée tu fais partie, car je n'ai jamais su reconnaître les uniformes, et je suis maintenant trop vieille pour l'apprendre, mais tu es étranger et tu appartiens à l'une de ces armées qui ont tué les miens. Tu as l'invasion pour métier et tu es de ceux qui ont brisé ma vie, qui ont fait de moi la malheureuse vieille que je suis, qui vient à cette noce étrangère s'asseoir dans un coin et te marmonner ces mots."
L'histoire est celle d'un général Italien qui part en Albanie récupérer les "corps" ou plutôt les cendres de son armée décimée et tombée en Albanie après l'offensive du 7 avril 1939. Il est l'oiseau de mauvaise augure qui vient raviver la mémoire collective Albanaise; celle qu'on préfère oublier. Ce général et surtout sa mission sont des piqûres de rappel glauques, sordides et néfastes pour les Albanais. Son histoire de fossoyeur funeste est entrecoupée par l'histoire du cafetier, le journal intime d'un déserteur qui a été protégé par une famille Albanaise, le récit du meunier ainsi que par différentes voix et différents chants rappelant la mémoire collective de ce petit Pays dont l'aura est définitivement sinistre.
"J'ai à présent toute une armée de morts sous mes ordres, songeait-il. Seulement, en guise d'uniforme, ils ont tous un sac de nylon. [...] Au début, il n'y avait que quelqeus pelotons de cercueils, puis graduellement, des compagnies et des bataillons se sont formés et on est maintenant en train de compléter les régiments et les divisions. Une armée entière enveloppée de nylon."
Le général recherche ses morts en territoire ennemi mais il réveille la mémoire des vivants et des morts:
"Dehors, on entendit retentir un chant dans l'obscurité de la nuit. D'abord tout bas, s'appuyant à des voix sourdes et graves, il monta, prit de plus en plus de force et vint se briser sur la tente comme s'écrasaient sur elle la pluie ou le vent en ces nuits d'automne. [...] Et puis chanter pour ces hommes, à de pareils moments, est comme un besoin de l'âme. Peut-on donc concevoir de plus grande satisfaction pour un ancien combattant que de tirer ses anciens ennemis de leurs tombes? C'est comme un prolongement de la guerre."
Kadaré et le rapport à l'AutreCe qui est formidable dans l'écriture de Kadaré c'est la lucidité et l'objectivité qui découlent de sa prose poétique: l'Albanais Kadaré prend le parti de raconter une histoire sous le point de vue de l'ennemi jugeant le peuple Albanais. On nous fait croire que le "méchant" dans l'histoire c'est l'Albanie alors qu'elle a juste été victime. En même temps, le mépris, le racisme, l'ethnocentrisme du général facilitent le plaidoyer que Kadaré prononce implicitement en faveur de son peuple.
"Leurs chants ont pour thèmes dominants la destruction et la mort. [...] Même leur drapeau national ne symbolise que sang et deuil."
On voit comment est perçu ce pays: une contrée de sauvages, des barbares dont les coutumes sont inhumaines. Une peuplade qui n'a pas su évoluer, qui reste ancrée dans des schémas antiques, archaïques... Du coup, on ressent une pitié grandissante pour ce peuple méprisé.
"Les meurtres qu'ils commettent sont toujours conformes à des normes dictées par d'anciens usages. Leur vendetta ressemble à une pièce de théâtre composée selon toutes les règles de la tragédie, avec un prologue, ue tension dramatique qui va croissant sans cesse, et un épilogue comportant inévitablement la mort."
Ce que j'avais adoré dans Avril Brisé, c'était justement l'inspiration de la mythologie et de la littérature grecques qui émanait de ce roman: cela me rappelait un peu le sang des Atrides versé. Et, ce que j'avais apprécié dans Les Tambours de la pluie, c'était la mise en scène de rituels de guerres, l'ensembles des cérémonies. Ce que je croyais être uniquement de la littérature n'était en fait que la réalité, j'explique: le peuple Albanais, dans la vraie vie, continue de voir l'existence comme une tragédie grecque; pour lui, tout n'est que spectacle: celui de la vie, celui de la mort. Ses pratiques et ses coutumes sont profondément inscrites dans une ritualisation des moments de la vie comme s'il avait besoin d'officialiser des temps forts de son existence.
Cela fait-il pour autant de lui un peuple rétrograde et inhumain? Leur vendetta est cruelle, certes mais il y a quelque chose d'officiel. (Voire Avril Brisé...)
Chez nous aussi, la loi du Talion existe même si elle n'est pas officiellement permanente. A un moment donné il faut arrêter de diaboliser l'Autre sans observer ni remettre en cause ses propres pratiques.
"Chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage...", Montaigne