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[SF] Jeu odieux

Par Flo

Ils courraient tous deux à en perdre haleine à travers l’épaisse forêt. Intégralement recouverts de boue séchée, ils étaient méconnaissables et pour ainsi dire confondus avec la végétation.

Le père avait emmené son fils à la chasse, puisque ce dernier avait passé ses quinze premiers hivers dans l’insouciance de l’enfance et méritait désormais de devenir un homme. Quoi de mieux pour ce faire que de vaincre, par sa propre force et ruse, une bête sauvage.

Les deux premiers jours de traque dans les montagnes s’étaient déroulés sans accroc, mais dès l’aube du troisième jour, tout avait viré au cauchemar. Un rugissement  pareil au tonnerre les avait tirés du sommeil, frissonnant d’effroi, mais subitement débarrassés de l’engourdissement des paupières caractéristique à cette heure si matinale. Ce fut à cet instant que les rôles de proies et prédateurs s’inversèrent.

Cependant, le monstre qui les poursuivait déjà depuis plusieurs heures s’appliquait, semblait-il, à les torturer. Soit leur imagination leur jouait des tours, soit cette créature dont ils avaient déjà aperçu les crocs de trop près trop de fois ce matin, était réellement animée d’un instinct pervers la faisant jouer avec son dîner avant de l’engloutir. C’est ainsi qu’ils s’étaient vu dirigés droits vers des ronces dont ils avaient su goûter le mordant, puis des flaques de boues dont ils appréciaient déjà le très seyant teint fangeux, ô combien commode dès lors que l’on était poursuivi par un animal un peu trop à l’écoute de son ventre.

A travers son masque de boue, l’enfant jetait à son père des regards mi-suppliants mi-terrorisés. Ses yeux d’une blancheur perçante, s’agitaient follement comme pour lui faire comprendre ce que sa bouche étrangement muette ne pouvait exprimer dans sa fidèle représentation d’une carpe prise de bavardage. Mais les épines mutines d’un nouveau bosquet de ronce le tirèrent de son mutisme peu compréhensible.

— Pa… Papa ! Ce… ce… cette chose c’est… c’est un dinosaure !

— Quoi ?! Ta gueule et cours ! Tu n’vois pas qu’il approche ?! haleta-t-il vivement pour toute réponse.

L’enfant jeta un nouveau regard crispé à la bête qui voulait en faire son repas.

— Mais regarde enfin ! Tu vois bien que c’est un tyrannos…

La créature coupa court la discussion en refermant ses énormes mâchoires sur le buste du jeune homme. Dans la confusion, le père, éclaboussé de sang, s’étala lamentablement au sol. Les doigts tremblants sur son arme à feu, il essaya de tirer sur le lézard géant, cela ne  parvint cependant qu’à égratigner l’épaisse peau écailleuse. Irritée, la bête cracha sa première proie sectionnée dans la boue et dévora le père en deux bouchées croustillantes.

— — —

Le jour se levait tout juste sur le sommet des hautes tours de béton qui se dressaient avec arrogance au-dessus du bitume et des habitations de bas-étage.

Un cri retentit dans la fraîcheur du matin ; un cadre dynamique encostardé traversa une baie vitrée pour aller s’écraser mollement une centaine de mètres plus bas, au milieu d’une pluie de verre brisé. Puis de nouveau ce silence froid et contemplatif ; les passants ne savaient pas s’ils devaient fixer le corps sans vie ou la fenêtre d’où il avait jailli ; d’autres allaient peut-être suivre.

Il ne fallut qu’une poignée de secondes pour que les premiers occupants de l’édifice financiers se ruent dans le grand boulevard ; les femmes pieds nus, ayant abandonnés leurs précieuses chaussures talonnées ; les hommes, la cravate ballante au gré du vent, négligemment desserrée.

Ils criaient d’incompréhensibles avertissements aux passants qu’ils croisaient avant d’aller se barricader dans la première voiture venue ou de s’enfoncer dans la bouche de métro la plus proche. Mais le peu qui s’étaient jetés dans les souterrains ne furent rien en comparaison de la foule qui fut régurgitée sur les pavés. Un grondement assourdissant de piétinement et de taule froissée couvrit le vacarme monotone des klaxons matinaux avant qu’un troupeau de bêtes géantes ne jaillisse de ses entrailles urbaines. Grosses comme deux vaches, la peau couverte d’écailles et trois longues cornes sur une large collerette, ces créatures avaient tout des monstres préhistoriques qui s’étaient éteints quelques millions d’années auparavant.

Ce fut au tour des gratte-ciels de cracher leur lot de bêtes anachroniques ; les mâchoires hérissées de crocs, de grands lézards bipèdes bondissaient après les cadres surcaféinés en faisant claquer par terre le poignard qui leur servait de griffe.

Ils avaient beau lancer leur téléphone portable sur leurs assaillants, le spectacle de cette technologie s’éparpillant en morceaux au sol ne semblait pas les émouvoir. L’un des encostardés tenta de jeter son petit-déjeuner en pâture à son poursuivant, cependant les viennoiseries ne devaient pas faire parti du régime alimentaire de ces grands carnivores.

Le dos entaillé et saignant abondamment un jeune homme bien coiffé se traina tant bien que mal jusqu’à la vitrine d’une boutique de téléviseurs. Ceux-ci montraient des images d’actualité complètement décalées de la réalité ! Une attaque de dinosaures aux quatre coins du monde ? C’était absurde et impossible ! Une farce, forcément !

Une journaliste perchée dans un hélicoptère commentait avec force incrédulité la présence inopinée d’un diplodocus en plein carrefour, générant des bouchons et une panique sans précédent.

Sur un autre écran, un commentateur s’époumonait dans une station de ski ; un accident de télésiège aurait été causé par un troupeau de mammouths qui avait fauché les poteaux et tranché des câbles.

A quelques milliers de kilomètres de là, un groupe de touristes avaient été dévoré alors qu’ils plongeaient près d’une barrière de corail ; un plésiosaure – l’équivalent de Nessie, le monstre du Loch Ness – en aurait fait son repas.

Mais ces inepties télévisées s’envolèrent en éclats quand un monstre cuirassé digne d’un tank fit irruption dans la boutique ; celui-ci balança sa lourde queue terminée par une boule osseuse comme on l’aurait fait d’une massue.

Le jeune homme agonisant n’en vit heureusement pas plus – le spectacle était des plus pénible – puisqu’un félin démesuré vint lui trancher la gorge de ses dents de sabre.

— — —

Un curieux être s’activait sur d’étranges machines, observant une planète bleue depuis l’espace. Il se figea quand apparut dans son dos un être lui étant similaire. Il n’eut pas besoin de se retourner pour savoir de qui il s’agissait. En plus de pouvoir communiquer par la pensée, ils pouvaient ressentir leur environnement.

— Fils, j’ai eu plus de difficulté à te retrouver cette fois-ci. Et on dirait que tu t’es surpassé. Je n’ai jamais contemplé un tel désordre !

— Je n’ai pas eu à faire grand-chose, cette planète était déjà pathétique. Tu ne peux nier, Père, que ces humains ont un mode de vie primitif. Tout ce qu’ils ont su développer ce sont des outils approximatifs. Leurs sciences balbutiantes ne s’attachent qu’au tissu de l’univers, ils ne connaissent rien à leur nature psychique. Leurs sciences mentales sont inexistantes ! Même les insectes savent mieux vivre en société, ils sont pitoyables, barba…

— Suffit ! Je n’ai que faire de tes prétextes, fondés ou non ! Tu sais très bien qu’on n’intervient pas sur les espèces en voie de développement. Je vois qu’en plus, pour aggraver ton cas, tu es allé farfouiller dans la banque orbitale d’ADN de cette planète ?! Ce n’est censé être qu’une archive à des fins de consultation ! Il est formellement interdit de recréer des espèces disparues !

Un silence pesant régna dans les deux esprits le temps d’un soupir.

— Un tel cas de figure ne s’est pas produit depuis bien des âges. Je vais devoir sévir, Fils ! Notre espèce ne peut se permettre d’agir ainsi inconsidérément. Et que tu n’aies pas atteint ton premier siècle n’excuse rien ! Inutile de formuler de telles banalités, utilise tes pensées à meilleur escient. Tu vas d’ailleurs en avoir l’occasion pendant ta prochaine décennie.

Le jeune se retourna pour protester mais il dut réaliser la futilité de ses arguments ou la gravité de ses actes.

— Tu vas devoir jouer le rôle de démiurge pendant dix révolutions de cette dénommée Terre. Et estime-toi heureux de ne pas purger un siècle entier ici. Des espèces plus intelligentes que ces humains ont usé la santé mentale de bien des nôtres. Ils auront beau te nommer Dieu, tu n’y verras qu’une amère insulte. Et c’est ce que tu mérites !

Une nouvelle pause pendant laquelle les tentacules qui ornaient le visage de la jeune créature semblèrent se recroqueviller sur eux-mêmes.

— Et maintenant, j’attends de toi que tu nettoies la surface de cette planète de ces animaux du passé. Ils sont certes très intéressants, cependant ils n’ont pas leur place en ce monde. Je reviendrai voir d’ici un an comment aura évolué cette peuplade terrienne. Tâche de ne pas fuguer à nouveau ! Ta punition pourrait encore s’alourdir.

Sur ces derniers mots échangés par la pensée, l’être mystérieux disparut aussi simplement qu’il était apparu.

Les tentacules de la créature s’agitèrent de nouveau  joyeusement quand elle réalisa que son père n’avait parlé que des animaux du passé. Rien ne l’empêchait de jouer pendant un temps avec les bêtes sauvages encore présentes sur ce monde. Il avait notamment repéré de grands poissons carnivores qui auraient un effet intéressants dans ces lieux que les humains nommaient piscines – des requins, lui semblait-il avoir lu dans leurs esprits primaires de primates ; ou encore tigres, éléphants, rhinocéros et serpents, les possibilités avec ces quelques créatures étaient déjà infinies !

Il n’aurait qu’à prévoir une paire de mois pour ranger le désordre et donner l’illusion d’un renouveau culturel. Sûr qu’après le déluge qu’il allait leur infliger, le peu d’interventions bénéfiques dont il leur fera l’honneur donnera à cette piètre humanité l’occasion de renaître sous un jour nouveau.


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