Faisons donc apparaître un second trait des luttes inspirées par la notion des droits : naissant ou se développant à partir de foyers divers, parfois à l’occasion de conflits conjoncturels, elles ne tendent pas à fusionner. Quelles que soient leurs affinités et leurs convergences, elles ne s’ordonnent pas sous l’image d’un agent de l’histoire, sous celle du Peuple-Un et récusent l’hypothèse de l’accomplissement d’un droit dans le réel. Il faut donc se décider à abandonner l’idée d’une politique qui comprimerait les aspirations collectives dans le modèle d’une société autre ou, ce qui revient au même, l’idée d’une politique qui surplomberait le monde dans lequel nous vivons, pour laisser tomber sur lui les foudres du jugement dernier. Sans doute se résoudre à cet abandon paraît-il difficile, tant est profondément enracinée, dans l’esprit de ceux qui sont convaincus de la duperie du réformisme, la foi en un avenir libéré des attaches au présent. Mais on devrait sonder cette foi et se demander si le révolutionnarisme ne nourrit pas des illusions jumelles de celles du réformisme. Tous deux en effet éludent par un argument différent la question de la division sociale, telle qu’elle se pose dans la société moderne, la question de l’origine de l’Etat et de sa fonction symbolique, de même que celle de la nature de l’opposition dominant-dominé à l’œuvre dans toute l’étendue et dans toute l’épaisseur du social. Le réformisme laisse supposer que l’Etat, de son propre mouvement, ou en conséquence de l’essor des revendications populaires – dans les deux cas grâce à l’accroissement de la production, des richesses et des lumières –, peut se faire l’agent du changement social et le promoteur d’un système de plus en plus égalitaire. Le révolutionnarisme laisse supposer que la conquête de l’appareil d’Etat par les dominés ou tel parti qui les guide, et l’utilisation de ses ressources à leur profit, crée les conditions d’une abolition de la domination. L’un et l’autre paraissent impuissants à concevoir à la fois deux mouvements pourtant indissociables : celui par lequel la société se circonscrit, se rassemble, acquiert une identité définie à la faveur d’un écartement interne qui instaure le pôle du pouvoir comme pôle d’en haut, pôle quasi séparé de l’ensemble, et celui par lequel depuis ce pôle, sous l’effet de cette quasi séparation, s’accumulent des moyens en tous genres de domination (ressources matérielles, connaissance, droits de décision) au service de ceux qui détiennent l’autorité et cherchent à consolider leur propre position. Réformiste et révolutionnaristes sont aveugles à la fonction symbolique du pouvoir et obsédés par l’appropriation de sa fonction de fait, celle d’une maîtrise du fonctionnement de l’organisation sociale. Et cet aveuglement, et cette obsession ont non seulement les mêmes causes, mais les mêmes effets : les luttes qui se développent à partir des divers foyers de la société civile ne sont appréciées qu’en fonction des chances qu’elles offrent, à court ou à long terme, de modifier ou de bouleverser les rapports de force entre les groupes politiques et l’organisation de l’Etat. Or ce sont ces luttes, pensons-nous, qu’il s’agit de libérer de l’hypothèque que font peser sur elles les partis qui ont vocation au pouvoir, en mettant en évidence l’idée d’une transformation de la société par des mouvements attachés à leur autonomie.Autonomie, voilà certes un grand mot lâché et qu’il convient de justement pesé pour ne pas céder à des fictions qui à présent désarment, plus qu’elles ne mobilisent les énergies. D’autonomie, il ne saurait être que relative, disons-le aussitôt. Mais reconnaissons qu’il est également vain de vouloir fixer ou de vouloir effacer sa limite dans la réalité empirique. Ces deux tentations s’observent dans le débat sur l’autogestion, concept qui n’a pas la même valeur que celui d’autonomie, mais bénéficie d’une faveur significative dans une société dominée par le fait de la production, et davantage encore par celui de l’organisation. Ou bien l’on dénonce comme inconsistante l’idée d’une société tout entière régie par le principe d’autogestion, ou bien l’on ne craint pas d’imputer à un désir de conservation des vieilles structures de domination toutes les résistances ou les critiques qu’elle suscite. Or les arguments qui s’échangent sont faits pour dissimuler la question du politique. Ceux qu’on invoque au nom du réalisme sont bien connus ; inutile de les développer… Les impératifs de la production et plus largement de l’organisation moderne rendraient inviables la participation de tous aux responsabilités publiques ; ils imposeraient un schéma de division du travail qui renforcerait les hiérarchies fondées sur la compétence et placerait celle-ci davantage au fondement de l’autorité ; en outre, la dimension de nos sociétés, la complexité des tâches que requiert la mobilisation des ressources pour des objectifs d’intérêt général, la coordination des secteurs d’activité, la satisfaction des besoins sociaux en tous genres, la protection de l’ordre public et la défense nationale ne pourraient s ‘accommoder que d’un processus de centralisation des décisions, au mieux, combiné avec la multiplication d’organes représentatifs, rigoureusement distincts de la masse instable de leurs mandants ; en regard de ces nécessités, l’idéal d’autogestion s’effectuant dans les frontières de multiples cellules sociales serait chimérique. De tels arguments ne sont ni faibles ni toujours hypocrites, comme on le dit parfois légèrement. Ils procèdent simplement d’une lecture de la structure sociale telle qu’elle est advenue et l’appréhendent comme naturelle. Ce faisant, ils confondent des notions qui devraient être distinguées, si l’on s’évadait des horizons de notre vie sociale. Ils confondent notamment l’exercice du pouvoir avec celui de la compétence. Que celle-ci confère une autorité, nous ne voyons pas quelle expérience on puisse invoquer qui y contredise ; mais que celle-ci secrète du pouvoir, on ne peut l’affirmer que pour une société où s’est dégagée une instance générale de pouvoir et où celle-ci se voyant assignée et s’arrogeant une position de connaissance et de maîtrise de l’ensemble social, la possibilité d’offre d’identifications en chaîne des individus détenant compétence et autorité avec le pouvoir (entendons : son point de vue). Cette objection n’est pas purement formelle ; elle permet de découvrir ce qui reste le plus souvent dissimulé par l’argument réaliste, à savoir qu’il y a une différence entre l’exercice de la compétence et celui du pouvoir. C’est l’image du pouvoir qui mobilise celle de la compétence et cela certes, au fur et à mesure que les développements techniques et scientifiques accroissent l’importance de cette dernière. Comment dirait-on, par exemple, que dans la réalité, les hommes qui disposent d’une formation technique ou scientifique ou dans quelque domaine que ce soit d’un capital de connaissances les distinguant du grand nombre, bénéficient à leur échelle d’une liberté et de moyens de décisions qui les insèrent dans le système du pouvoir politique ? L’enfouissement de la plupart d’entre eux dans les ténèbres des Organisation est bien plutôt remarquable. Ce qui est seulement vrai, mais tout différent, c’est que la compétence (réelle ou simulée) fournit le critère d’une hiérarchie des rémunérations que celle-ci constitue un solide appui à la conservation de la structure socio-politique. Mais, précisément, il convient d’observer que l’aménagement de cette hiérarchie ne se déduit pas du principe de distinction des compétences, qu’il procède d’une interprétation au sens le plus large politique. La même sujétion aux conditions de l’ordre établi interdit enfin d’imaginer une société dont la marche ne soit pas commandée par un appareil d’Etat ultra-centralisé ; elle fait oublier, dans une large mesure, que les causes sont ici des effets, que les choix des technologies, des ressources énergétiques, des productions privilégiées, des systèmes d’information, des modes de transport, des modes d’implantation des industries, des programmes d’urbanisme, etc., précipitent le processus social de massification et celui de la concentration du pouvoir. Du même coup, la critique de l‘idéal d’autogestion induit à méconnaître toutes les possibilités d’initiatives collectives que recèlent des espaces gouvernables par ceux qui les peuplent, les possibilités de nouveaux modèles de représentativité, comme les possibilités de nouveaux circuits d’information qui changeraient les termes de la participation aux décisions publiques.
Claude Lefort,
« Droits de l’Homme et politique », mai 1979,
L’invention démocratique,
édition Fayard, 1984, pp. 74-83