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Hernan Ronsino - Lumbre [Eterna Cadencia, Buenos Aires, 2013]
On avait pu découvrir dans notre beau pays l’œuvre d’Hernan Ronsino (Chivilcoy, Argentine, 1975) lors de la traduction française de son court et néanmoins intense roman Glaxo, publiée en 2010 aux éditions Liana Levi. Une traduction qui s’était hélas vu affublée d’un titre parfaitement ridicule, pour ne pas dire honteusement commercial : Dernier train pour Buenos Aires. Un titre qui, non seulement ne rendait pas justice au formidable roman de Ronsino, mais qui surtout induisait l’éventuel lecteur en erreur. En effet, fleurant bon le lieu commun sur l’Argentine, « terre de nostalgie et de tangos », et se voyant par dessus le marché doublé d’une photo de couverture à l’hispanité des plus kitch (et hors de propos qui plus est, la pratique du flamenco n’étant certainement pas la coutume la plus répandue en terre australe), ce titre français, de toute évidence, prétendait vendre autre chose que le texte qu’il lui fallait pourtant bel et bien vendre. Nulle trace, dans Glaxo, de nostalgie et autre tango, ni d’ailleurs d’aucun des clichés qui collent trop souvent à l’image d’un pays que ce roman de toute façon ne prétend certainement pas représenter. Texte anti glamour s’il en est, bien loin de tout raccourci, le roman d’Hernan Ronsino s’avérait à la lecture plutôt rêche et inconfortable. Une horlogerie fine prête à éclater à la gueule d’un lecteur qui, quelque peu pris au dépourvu par l’innocuité de la photo de couverture, ne s’y attendait sans doute pas.
Depuis est paru en Argentine le successeur direct de Glaxo, l’imposant Lumbre qui, fort de ses trois cent pages, s’offre le luxe d’être plus long que la somme de ses deux prédécesseurs (outre Glaxo, il faudra citer La descomposicion, 2007, non traduit). On y retrouve tout entier ce qui déjà faisait la force de Glaxo : une écriture tendue à l’extrême qui, avare de ses mots, n’en travaille pas moins une certaine idée de la densité. Une écriture qui non seulement sait dire l’essentiel, mais qui s’avère également – voire surtout – capable d’insinuer le reste, tout aussi essentiel, tout ce qui ne peut pas, ne doit pas ou reste encore à dire. Un apparent minimalisme qui ne prétend refuser ni le lyrisme ni la poésie, qui possède plutôt l’art et la manière de les dépouiller de tout artifice afin de mieux en extraire la moelle et le nerf. Cependant, là où Glaxo s'avérait un récit construit sur la tension d’une violence implicite, un puzzle où tous les éléments, finalement, s’emboitaient dans une certaine explosion froide, Lumbre s’avère nettement plus posé.
L’univers proposé est pourtant le même, puisque les lieux traversé, tout comme les personnages (une bonne partie d’entre eux, du moins), seront immédiatement reconnaissable au lecteur ayant déjà fatigué les opus précédents : un bourg - à moins qu’il ne s’agisse désormais d’une ville, comme se le demande à plusieurs reprises le narrateur – répondant au nom de Chivilcoy. Un bled perdu au beau milieu de la pampa humeda, quelque part dans la province de Buenos Aires. Cet endroit n’est autre donc que celui où Hernan Ronsino a vu le jour et que sa fiction a su parcourir sans ménagement (et ce même si, avec Lumbre, tout indique qu’un cycle se clôt et qu’un autre se laisse deviner). Pourtant, cet endroit n’est pas pour notre auteur l’occasion d'une douteuse mythification du lieu d’origine, ni ne lui sert d'excuse pour se faire le démagogique porte voix de quelques ploucs dont personnes ne parlerait (et ce particulièrement dans un pays aussi culturellement centralisé que l’Argentine). L’auteur envisage plutôt Chivilcoy comme un territoire peuplé, voire traversé d’histoires, grandes et petites. Les trois cent pages de Lumbre, où les anecdotes pullulent, en consistent l’indubitable autant qu'éclatante démonstration.
Là où Glaxo centrait son récit sur l’évocation fragmenté d’un acte de violence, Lumbre préfère se construire autour de l’idée de mémoire, se proposant alors comme un parcours en temps réel (trois jours) qui, pour le narrateur – Federico Souza, de passage chez son père à l’occasion de la mort d’un ami de celui-ci –, servira, pourrait-on dire, comme d'un véritable « déclencheur » de souvenirs, le plongeant ainsi, malgré lui peut-être, dans une hasardeuse entreprise de reconstruction de sa propre histoire. Une histoire qui croisera celle des autres et celle de quelques « mythes » qui parcourent Chivilcoy. Des mythes qui, loin de briller de l’éclat que l’on associe trop souvent à ce mot, semblent parfois plus proche de la légende urbaine ou du racontar. Car dans ce parcours incomplet par nature - « écrit de mémoire » -, la réalité des faits est toujours incertaine, et le souvenir un objet constamment fuyant, en équilibre précaire.
On pourrait dire que la qualité première de Lumbre, c’est celle d’offrir au lecteur une « ambiance », notion floue s’il en est. Une notion, pourtant, qui saura ici, au bout de quelques pages à peine, démontrer toute sa pertinence. Le lecteur, s’y voyant plongé, en ressortira comme qui dirait mouillé. Les rues du bourg, la galerie de personnages et de lieux qui le peuplent, le climat, la lumière, le passage du temps, la nature jamais loin, jamais proche non plus… Autant d’éléments qui contribuent ici magistralement à constituer aux yeux du lecteur cette « ambiance », faisant d’un bled nommé Chivilcoy un lieu palpable et qui pourtant n’est jamais tout à fait objectif.
Il n’y a dans ce livre – contrairement à Glaxo – ni mystère à éclaircir ni secret à divulguer. Ou disons plutôt que dans Lumbre ceux-ci tendent à proliférer et, partant, à en perdre une certaine netteté ; netteté qui serait celle de l’objet au centre de toutes les attentions. L’objet, ici, est mobile, multiple et le centre incertain. L’attention y est un état, elle aussi traversée par une « ambiance ».
Si dans Lumbre le lecteur croit encore entrevoir un puzzle qui peu à peu prendrait forme, il s’agira pourtant d’un puzzle plus éclaté, plus capricieux - à l’instar du fonctionnement incertain de la mémoire - que celui qu’offrait Glaxo. Nous parlons ici, bien entendu, d’une impression d'éclatement et de caprice, celle que prétend nous insuffler un texte qui, lui, ne se perd pas, et ce quand bien même il n’oublie pas qu’à force de capillarité, les chemins ne mènent pas tous quelque part.
Lumbre, au fond, est une pérégrination, un territoire parcouru par la lecture, où les histoires, multiples, se tissent et se détissent, s’entrecroisent, se laissant deviner, mystérieuses, avant de se dévoiler, plus tard et plus loin, là où on ne les attendait pas, là où on ne les attendait plus. La mémoire comme machine capricieuse et l’association d’idée définissent le fonctionnement narratif du texte et son avancé parfois concentrique.
Chivilcoy, pour Hernan Ronsino – en bon héritier de Juan José Saer – c’est un peu la partie pour le tout, un lieu x qui aurait très bien pu être un autre et qui sert de prétexte à l’exploration de la comédie humaine qu’il renferme. Tout comme Saer le fit avec la ville de Santa Fe et ses alentours, Ronsino travaille ici le territoire de la province, la périphérie d’un pays périphérique. Pourtant, contrairement à l’auteur de L’ancêtre et de L'anniversaire, la carte qu’il abat n’est pas exactement celle de l’universalisme. Là où Saer s’appropriait un territoire ultra spécifique et très marqué par son histoire personnelle pour en faire une « zone » purement fictionnelle qui pour le lecteur s’apparente bien vite au Yoknapatawpha County de Faulkner ou à la Santa Maria d’Onetti, lui faisant ainsi oublier la ville réelle de Santa Fe, Hernan Ronsino, lui, faisant montre d’une sensibilité plus « modeste » - plus contemporaine, sans doute – maintient de ce point de vue un profil plus bas, plus national aussi, faisant de Chivilcoy un lieu qui – traversé par la fiction – s’inscrit d’abord et avant tout dans la réalité argentine et dans les symboles et mythologies afférant. Dans une certaine idée de la province également, ne prétendant ni la grandir, ni la réduire. Peut-être retrouve-t-on là ce que nous appelions plus haut une « ambiance ».
L’argument même de Lumbre illustre notre propos : Federico Souza, après douze ans d’absence, ne se retrouve-t-il pas lui-même à nouveau plongé dans cette « ambiance » que d’une certaine façon il croyait avoir laissé derrière lui et qu’il ne pourra pas s’empêcher de chercher à reconstituer ?
Le bourg de Chivilcoy, finalement, pour Hernan Ronsino, serait peut-être ça : un lieu provincial plus ou moins médiocre, plus ou moins ennuyeux, plus ou moins pauvre ; un lieu « sans histoire » comme on dit, et qui pourtant ne s’épuiserait pas dans cette brève énumération, loin s’en faut. Car ce bourg est traversé par des évènements, des symboles qui en font un endroit où plusieurs éléments de l’histoire argentine s’articulent : les indiens (le nom de la ville) ; une certaine utopie politique qui en fit au dix-neuvième siècle un village « modèle » ; sans oublier le passage d’un écrivain encore anonyme, Julio Cortázar (ici rebaptisé - réveillant ainsi un vieux pseudonyme de l'écrivain - Julio Denis), qui y signera le scénario d’un film dont il ne subsiste aujourd’hui plus la moindre copie. Ce film, dans Lumbre, devient un personnage de plus et pourquoi pas une sorte de « miroir » du roman lui-même, un frère fantôme, s’agissant d’une œuvre qui à sa façon symbolise et met en scène le bourg de Chivilcoy.
Je parlais il y a peu d’un premier roman chilien – Camanchaca de Diego Zúñiga – qui, par son style faussement minimaliste et sa manière subtile et sans artifices d’aborder le réel et la mémoire, présente certainement des familiarités de vues avec un texte tel que Lumbre. Tant Diego Zúñiga comme Hernan Ronsino, de part et d’autre de la cordillère, représentent en tout cas une perspective nouvelle, contemporaine, pour la littérature latino-américaine – dans son versant « réaliste », du moins – une perspective qui n’a pas grand chose à voir avec celle de la plupart des écrivains latinos qui ont encore trop souvent pignon sur rue et sur étals de libraires. Si le roman de Zúñiga devrait connaître prochainement une publication française, il serait souhaitable qu'il en soit de même pour celui de Ronsino. En attendant, malgré son titre français laissant quelque peu à désirer, lisez donc Glaxo (Dernier train pour Buenos Aires), vous n’aurez pas à le regretter.