DEXTER versus HANNIBAL, ou comment les psychopathes envahissent-ils nos écrans ?
Analyse comparée de la moralité de deux personnages.
En ces temps troublés de moralité certes chancelante mais toujours puritaine en fin de compte, l’on pourra entendre encore longtemps, lorsque l’on parlera de la série Dexter à une connaissance, le doux petit refrain du « C’est quand même dérangeant » ou « c’est immoral », peut-être même « c’est pas bien que le héros soit un psychopathe serial killer ».
Ce n’est pas bien en effet. Le scientifique Morgan, Dexter de son petit nom, la trentaine, des chemises à manches courtes sous le soleil abrutissant de Miami, est un psychopathe. Si l’on dit de quelqu’un montrant un peu d’insensibilité qu’il est inhumain, on pourra dire que Dexter est un monstre, et c’est d’ailleurs le terme utilisé dans la série. Dexter en effet ne connaît pas les sentiments. Il manque absolument d’empathie, il est incapable d’aimer, de se passionner. Excepté pour une seule chose : la tuerie. I really need to kill someone. Ainsi donc sa seule pulsion se résume au besoin incessant de tuer des êtres humains, et tout son intellect se voue à cette cause.
Un être assez banal en fin de compte ; expert des taches de sang dans la police scientifique, il est un « nerd », assis derrière son bureau à l’analyse de gouttes de sang. Il est le collègue qui apporte les donuts le matin.
Dexter se parle à lui-même constamment, et l’un des majeurs choix de mise en scène de la série est de nous laisser accès à ses pensées. Tous ceux qui ont vu la série pourront se remémorer ces moments de battements, plus lents, ces périodes de cogitation, où la voix intérieure de Dexter, entièrement ré-fléchie, se fait entendre.
Et le spectateur assiste donc à quelque chose d’étrangement semblable à ce qui se passe dans sa propre tête ; des réflexions, qui commentent les actes, réactions et pensées du tueur-scientifique Morgan. « Le Psychopathe Dexter est un psychopathe psychanalysé », souligne-t-on alors rigoureusement à l’adresse de nos compagnons sceptiques. Car la moralité de la série est aussi présente en ce point précis. Il y a pensées, remise en question, et il y a ainsi non seulement identification, mais aussi moyen de se justifier auprès de nos copains puritains.
Car on se sent étrangement intime avec cet homme de pulsions, de pensées, de bonne foi, de faiblesses, tueur aguerri : il pense comme nous. Et ses sentiments soi-disant inexistants apparaissent au visionneur invétéré comme plutôt extrêmement refoulés.
« Au fond c’est un brave type qui apprend à aimer.
- Un brave type qui tue des gens. »
Ce n’est pas, en effet, simplement un détail. Mais ce que nous fait ressentir la série, c’est que « ce bon vieux Dex », père de famille, collègue, ami, parfait dans tous ses rôles est un quelqu’un comme vous et moi. Et si en effet vous ne tuez pas vos concitoyens (moi j’ai le droit de garder le silence), il ne tue que les criminels endurcis. Et ça c’est (plus) moral : d’ailleurs beaucoup de pays ne s’en privent pas. Mais n’ouvrons pas le débat sur la guillotine. Ainsi lorsque que les productions américaines osent nous présenter un héros aussi immoral, il faut tout de même que ce défaut soit contrebalancé : il y a une volonté de moraliser la série ou du moins le personnage de Dexter. On tombe alors clairement dans les vieilles habitudes du bien-pensant ; il ne faut pas s’identifier à quelqu’un de mauvais.
Dexter est assez attachant et c’est là le but de la série, mais qu’en serait-il d’un psychopathe réellement antipathique ? Un tueur qui ne serait pas seulement un justicier (quels que soient ses motifs) mais un réel meurtrier, qui sèmerait le mal et la douleur autour de lui ? Même s’il reste quelques profanes, la série a converti un nombre incroyable de téléspectateurs. La saison 1 est en effet un bijou scénaristique et psychologique que vous n’oublierez pas de sitôt, et les autres saisons se suivent et gardent leur éclat.
Il y a des psychopathes sur le petit écran, mais en creusant l’on voit bien qu’ils sont attachants et pas si psychopathes que ça. Juste un peu refoulés ; et une touche de psychologie nous laisse sous leur charme.
© Showtime Networks Inc.
Mais puisque l’on parle de profil psychologique, autant introduire ici un plus ou moins nouveau personnage. L’autre psychopathe : Hannibal, interprété par Mads Mikkelsen (et sincèrement, il semble que personne n’eût pu mieux jouer cette version du Dr. Lecter). Le Dr Hannibal Lecter renaît de ses cendres dans la série Hannibal (comme pour Dexter, le prénom fait office de titre) : l’histoire d’Hannibal avant que celui-ci ne soit connu en tant qu’Hannibal le Cannibale. Il est alors psychiatre de profession, et visiblement très « curieux » de l’esprit humain. Personnage tout d’abord secondaire – il n’apparaît que tardivement dans le premier épisode, et assez peu – il s’affirme peu à peu comme un personnage à la fois en retrait, et pourtant toujours des plus importants, jusqu’à enfin devenir incontournable. Il est assistant plus qu’autre chose, il est davantage présent en qualité de psychiatre de Will Graham, agent du FBI.
Malgré l’éponymie du personnage, l’histoire n’est pas construite autour de son point de vue. Et bien que le spectateur sache d’emblée qui est Hannibal « le cannibale », c’est là la seule information qui est donnée sur lui, et jamais, au grand jamais ne pourra-t-il accéder aux pensées du docteur impassible. Le jeu en effet s’accorde très bien à cette mise en scène : Hannibal est placide, souvent silencieux (plus observateur), ses paroles sont choisies, et il est impeccable. Hannibal vous surprendra. Si vous avez su vous attacher au petit Dex, vous serez complètement déroutés par cet autre psychopathe. Dans Hannibal, pas de surnom affectueux, pas de Han’, pas de Balou, et l’inhumanité du personnage ne cesse de surprendre. J’ai l’habitude des héros méchants, mais quand ils sont pas trop méchants quand même. Rien, rien n’est fait pour que le spectateur s’identifie à Hannibal. Il ne montre aucun trouble, aucune rédemption, aucun remords.
Il psychanalyse, il entre dans l’esprit des autres personnages, des nôtres, obsédant, mais jamais ne nous est donnée la possibilité d’entrer dans le sien. On assistera pourtant à ses séances d’analyse en compagnie de sa psychiatre, néanmoins, à l’inverse de Dexter, qui paraît inhumain mais qui dégouline de sentiments, la seule chose qui transparaît de ces analyses est son absolue inhumanité. Et pourtant, on se laisse tomber dans les pièges, on cherche les personnages qu’il pourrait bien aimer, ou la plus stricte once de morale ou de repentir dans ses actions. Fascinant, dangereux, et complètement antipathique, Hannibal est le portrait d’un être des plus immoraux et vicieux : le spectateur habitué à Dexter ne cessera de chercher une sincérité dans les paroles et émotions de Hannibal, notamment durant ses séances de psychanalyse, mais en vain.
On pourra à loisir, après les déceptions régulières quant à une humanité fantasmée de Hannibal, admirer avec horreur tout le sadisme et toute la perversion qui sont siennes. Hannibal le Cannibale, Hannibal le génie du Mal. Si Dexter ne tue que des criminels, Hannibal, lui, déguste des gens comme vous et moi. Il est là notre méchant ; celui qui est réellement dangereux, et on ne décèle aucune volonté de nous le rendre sympathique. Parce qu’il est cruel, malveillant, parce qu’il est psychopathe, et tout simplement parce qu’il existe dans notre monde des individus incapables de ressentir quoi que ce soit comme Hannibal. Pourquoi nos écrans seraient-ils épargnés ? Faudrait-il se couvrir les yeux face à un tel personnage ? Il serait donc immoral de regarder un homme tel qu’il y a parfois, un homme inhumain ?
La série Hannibal n’a pas hésité à imaginer un personnage machiavélique et antipathique ; le tour de force était d’en faire le personnage central de la série, et de s’intéresser à sa vie et ses habitudes, bref de côtoyer le personnage. Lorsqu’on accompagne Dexter, on fait face à une construction scénaristique complexe, qui sous des apparences révolutionnaires d’immoralité, satisfait en réalité beaucoup de conventions morales du cinéma et de la télévision telles qu’elles sont dictées par les productions américaines. Pourquoi Dexter est-il humanisé ? Y avait-il une réelle position morale de la part de la production, ou était-ce pour des enjeux financiers, pour garantir un certain succès à la série ?
Quoi qu’il en soit, la confrontation du cas Hannibal et du cas Dexter permet de constater deux approches différentes de l’humain et du Mal. N’allons pas jusqu’à dire que l’équipe de réalisation et de production de Hannibal est une équipe de psychopathes immoraux. Cela relève plutôt d’une volonté d’explorer l’être humain aux marges de la définition (cela vaut aussi pour Graham, dont la folie est terrifiante, nous égare, et toute la force de la série réside dans cette humanité viciée et abîmée, et dans le regard sans concession qui est porté dessus). Quand Dexter fait petit à petit correspondre son personnage principal à la définition de « l’humanité », Hannibal se concentre sur les cas à part, sur la perte ou l’absence d’humanité, la violence et la folie humaine, la toute-puissance des pulsions, désirs, instincts meurtriers. Or cela existe ; la série ne crée pas l’inhumanité et l’amoralité, elle les étudie, et on est pour cela confrontés à un homme si impénétrable et incompréhensible que c’en est déboussolant.
Comment pourtant peut-on nous présenter un personnage si vide ? Ni psychologie, ni humanité, ni sentiments, simplement des calculs glaciaux, pas même de mobile, pas de prise pour s’accrocher au personnage. Comment se construit un personnage aussi distant ? Aucune trace d’identification possible !
Qui est Hannibal ? Hannibal est simplement impeccable. Psychiatre de renommée, ex-chirurgien, fin nez et fine oreille, dessinateur excellent, joueur de clavecin confirmé, cuisinier hors pair, même dans sa perversion la plus totale Hannibal porte les costumes les plus riches, les étoffes les plus élégantes, adopte les codes du haut goût et de la distinction. C’est un orateur charmant, qui vit dans une maison magnifique. Ses manières, ses goûts (il aime l’opéra, le bon vin, la bonne cuisine) sont la marque de la série, et définissent le personnage. En d’autres mots, « quand il bouffe de l’humain, il le cuisine en mode chef 5 étoiles, et le sert dans de l’argenterie ». Car, oui, cela est en effet le dernier détail qui vous dépeindra assez précisément l’étendue de son amoralité. « Lorsqu’il bouffe de l’humain, il en sert à ses copains ».
© Gaumont International Television
Quand on connaît les réticences à l’égard de Dexter, « Un personnage amoral c’est immoral ! », on ne pourra que comprendre pourquoi la série Hannibal a connu moins de succès. La série nous montre que l’être humain, si semblable à nous, peut être complètement pervers et sadique, « inhumain », monstrueux, ou alors enfermé dans une folie complète et cauchemardesque. Face à tant d’horreur humaine, beaucoup choisiront de détourner les yeux. D’autant plus que face à l’ouvrage incroyable qu’est Dexter, plein de rebondissements, le spectateur se trouvera avec Hannibal devant l’une des séries psychologiques et policières des plus sombres qui soient, où l’intrigue, plutôt que de rebondir, semble s’enfoncer profondément dans la noirceur humaine. Outre le sadisme exubérant des autres serials killers / mass murderers de la série, qui semblent considérer de même les hommes comme de la chair à mettre en pâté, Hannibal aborde les thèmes de la folie, du gore, de la monstruosité, de l’angoisse avec virtuosité. Si tout de même, le rythme n’est quelque fois pas aussi excellent que dans Dexter, soyez assurés que : « Hannibal, vous n’en reviendrez pas. Vivants. »
Rose Vidal