Dans son article George Washington, American Baptists, and the Two Kingdoms, Samuel Renihan semble prétendre que les baptistes américains de la fin du XVIIIe siècle adhéraient consciemment à la théologie radicale des deux royaumes (voyez ici pour la différenciation entre la théologie réformée des deux royaumes et la théologie radicale éponyme). À mon avis d’historien, le positionnement de ces baptistes s’explique plus par la conjoncture historique (c-à-d une application parfois maladroite de la théonomie dans les Treize colonies) que par une conviction mûre et réfléchie. Je propose donc cette mise au point historique.
Primo, le Massachusetts fut fondé par des congrégationalistes pédobaptistes qui croyaient fermement au principe d’auto-gouvernement : ils voulaient se gouverner eux-mêmes et c’est cette volonté qui les a amenés à traverser l’océan pour venir défricher la Wilderness. Il est donc compréhensible qu’ils voulaient conférer à leur dénomination une place privilégiée dans leur colonie. Dès 1631, il fut déterminé que seuls les membres des églises congrégationalistes reconnues par le nouveau pouvoir civil se verraient accorder la citoyenneté. Le puissant pasteur John Cotton défendit cette politique en ces termes en 1636 : « Advenant que des hommes mondains deviennent majoritaires, tel qu’ils pourraient le devenir éventuellement, ils placeraient promptement des magistrats leur ressemblant par-dessus nous […] et ils tourneraient toutes les autorités et les lois contre l’Église et ses membres. » Cette restriction préventive était bonne en principe, mais excessive en degré : les autres dénominations véritablement protestantes auraient dû être tolérées dès le départ.
Secundo, la Cambridge Platform de 1648 garantissait aux églises locales congrégationalistes (il n’y en avait pas d’autre à cette date) une autonomie considérable vis-à-vis du pouvoir civil tout en assurant la concomitance du ministère de la Parole et du ministère du glaive. Selon cette politique initiale, la magistrature ne devait intervenir dans la collecte des dîmes que de façon subsidiaire, dans des situations extraordinaires.
Tertio, avec les années, Albion a resserré son étau sur la colonie frondeuse et les pionniers congrégationalistes du Massachusetts ont perdus le contrôle sur l’immigration affluant dans leur « Cité sur une Colline ». Cette immigration insuffisamment contrôlée a favorisé l’émergence d’un parti contestataire qui a revendiqué la citoyenneté sans avoir à être membre d’une église congrégationaliste reconnue. La meilleure solution aurait été d’élargir le cercle des églises reconnues de façon à inclure tous les vrais protestants mais à exclure tous les non-protestants. Une telle souplesse n’aurait pas brisé la cohésion puritaine. Mais au lieu de cela, un compromis funeste séduisit les colons : le Half-Way Covenant.
L’« alliance à mi-chemin » fut inventée et introduite en 1662 par Solomon Stoddard (1643-1729), un prêcheur à Northampton dans l’ouest du Massachusetts. Cette alliance était conséquente à la théologie émotionaliste et expérimentaliste de Stoddard, lequel était en rupture avec le puritanisme sérieux et érudit du XIIe siècle. Dorénavant, avec l’alliance à mi-chemin, les colons qui, de leur propre aveu, n’étaient pas régénérés et convertis, mais qui prononçaient une profession de foi — une simple formalité ! — étaient admis membres d’une église locale avec un statut spécial : ils pouvaient faire baptiser leurs bébés mais ils n’étaient pas admis à la communion (repas du Seigneur). Pour les non-chrétiens, l’intérêt de ce compromis était que leur statut de membre d’une église locale congrégationaliste leur donnait la citoyenneté. Cette confusion dans les affaires ecclésiales eut une répercussion directe et immédiate dans les affaires civiques : dès lors, il n’y avait plus de moyen efficace de contrôler l’accès à la citoyenneté et à la magistrature. L’alliance à mi-chemin fut farouchement combattue par les pasteurs puritains Increase Mather, Cotton Mather et Richard Mather. Elle fut assurément mal ressentie par les crédobaptistes qui étaient pris dans cet engrenage : non seulement étaient-ils obligés d’être membres d’une église pédobaptiste s’ils voulaient être citoyens, mais avec l’alliance à mi-chemin ils étaient désormais obligés d’être membres d’une église pédobaptiste où la moitié des pédobaptistes ne participaient même pas à la communion. Comme si cette kermesse n’était pas déjà suffisante, en 1677, Solomon Stoddard altéra les règles déjà trop permissives de l’alliance à mi-chemin en permettant aux membres non-régénérés de prendre part à la communion, sous prétexte que cela les préparait à la conversion. Poussant toujours l’hétérodoxie plus loin, en 1690, Stoddard abolit la profession de foi publique comme condition d’entrée dans l’alliance à mi-chemin de son église locale. (Les 2e et 3e étapes de l’alliance à mi-chemin eurent à ma connaissance moins de résonnement en dehors de Northampton que la première étape.)
Quarto, en 1691, la nouvelle Charte du Massachusetts établit que « For ever hereafter there shall be a liberty of conscience allowed in the worship of God to all Christians (except Papists) ». Cela fut un gain important pour les baptistes, mais ceux-ci devaient toujours être demi-membres d’une pseudo-église pseudo-congrégationaliste s’ils voulaient entrer dans le corps des citoyens et être éligibles aux offices publics (cf. ce symposium, p. 206).
Quinto, au dispositif incohérent exposé ci-haut, s’ajoute une énième mesure maladroite : l’obligation légale imposée à tous les habitants du Massachusetts colonial de contribuer financièrement à une église congrégationaliste reconnue OU, moyennant un certain nombre de tracasseries administratives et bureaucratiques, à une autre église protestante de leur choix. Encore une fois, l’intention était louable mais l’application concrète était malhabile. Pourquoi ne pas simplement avoir mis tous les protestants dignes de ce nom sur un pied d’égalité, comme le prône la théonomie owenienne / cromwellienne ?
{Poussée à l’extrême, au XIXe siècle, cette politique des dîmes en vint à se retourner contre le calvinisme trinitaire : ont autorisa naïvement les habitants à verser leur dîme à des corporations unitariennes (qui étaient initialement marginales). Ce permissivisme entraîna un fatal contrecoup : tous les habitants païens frustrés d’avoir à verser un dîme s’empressèrent de verser la leur à une corporation unitarienne et en quelques décennies le Massachusetts se transforma en centre nerveux de l’unitarisme !}
Sexto, j’en reviens aux baptistes et à la Convention constitutionnelle du Massachussetts de 1779-1780. Ce que j’ai expliqué à propos de la situation délicate des baptistes au Massachusetts est valable pour les baptistes en Virginie, où là c’est les anglicans qui les persécutaient plus sérieusement qu’au Massachusetts. En connaissant ce contexte historique complexe, on comprends mieux pourquoi des baptistes américains de la fin du XVIIIe siècle ont voulus faire « table rase » et ont été facilement séduits par l’idée d’un désengagement maximal de l’État des affaires religieuses. Cela explique pourquoi des baptistes allèrent jusqu’à faire appel à des hommes non-chrétiens mais spirituellement assez cultivés pour jouer les arbitres entre les dénominations, comme le fit George Washington (cf. Washington’s God, Basic Books, 2007). La suite de l’histoire nord-américaine démontre que ces baptistes se sont salement fait roulés.