Échos du monde musulman N° 215 (1er mars 2014)

Par Alaindependant

 Lettre en retard pour de « saintes » raisons

 Cette lettre vous arrive avec retard du fait d'un voyage imprévu en Israël et en Cisjordanie, pardon, en Palestine géographique (la Palestine politique n'existant que partiellement), répartie entre Israël, zones de peuplement arabe compris, et « le reste » composé de colonies israéliennes et de communes arabes plus ou moins contrôlées par Israël. Les agences de voyage, prudentes, parlent de « La terre sainte » et précisent « sainte pour les juifs, les chrétiens et les musulmans ».

 Avoir besoin de tout un paragraphe pour définir imparfaitement un lieu montre bien la complexité de la situation. 

Que vous soyez pro-israéliens ou pro-palestiniens, vous connaissez cette situation, même si vous la qualifiez de façon opposée. Pour me fâcher avec les 2 parties, je dirais qu'il s'agit d'une situation coloniale « de peuplement » comme en Algérie. Coloniale au sens technique et neutre : une partie de la population venue initialement de l’extérieur, mais maintenant largement « indigène » depuis plusieurs générations, et par ailleurs plus moderne, plus efficace, plus démocrate (pour ce qui concerne ses propres affaires, et avec des nuances du fait de sa religion) encadre d'autres parties de la population de la même région, plus pauvres, moins qualifiées, et de langue et de religions différentes : le paysage agricole et urbain change suivant la composition de la population locale. Les « colons » ont tendance à affirmer leur supériorité et à ne plus « voir » les conséquences humaines de leurs raisonnements, même logiquement justifiés. De plus, ces différences ne sont bien sûr vraies qu'en moyenne, et rien n'est plus menteur qu'une moyenne : quelle que soit la population, il y a des quartiers riches et des quartiers pauvres, des ingénieurs et des non qualifiés. 

Les limitations de circulation sont une complication supplémentaire, qui découle de l'état d'esprit général mais aussi de l'intifada de l'année 2000 : un Juif ne peut aller dans telle ou telle commune, un Palestinien dans telle ou telle autre, et il faut subir des contrôles pour aller d'un endroit autorisé à un autre si l'on doit passer par un territoire à statut différent, ce qui est fréquent vu l'enchevêtrement des populations et des statuts. On imagine le gâchis économique et l'exaspération humaine, même si on admet que cela limite les risques d'attentats. Et le fameux mur visible dans beaucoup d'endroits sensibles rappelle tout cela, même à ceux qui n'ont pas besoin de se déplacer. Mais, affaires obligent, les touristes étrangers, souvent pèlerins, peuvent aller partout et sont contrôlés de façon moins tatillonne aux points de contrôle, notamment les innombrables asiatiques chrétiens (Chinois de la diaspora, Philippins, Coréens, Vietnamiens…) particulièrement pieux. 

Les discours de certains notables israéliens rappellent ceux des Pieds-noirs d'avant 1962, car un certain nombre de données matérielles et psychologiques sont communes. D'autres, notamment le passé juif et la démographie, sont différentes. Nous y reviendrons. 

Bouteflika : silence ravageur et langue de bois 

Le président ne parle pas. En est-il physiquement capable ? On lit pour lui un message surprenant (ci-après), on truque les images de son apparition à côté de Jean-Marc Ayrault. Il a fait annoncer sa candidature le 22 février par son premier ministre. On commence à dire que le vrai candidat est le petit groupe qui pousse le fauteuil roulant. La presse internationale ironise, le peuple grommelle, les étudiants manifestent. 

La machine électorale présidentielle devrait comme d’habitude « fabriquer » l’élection. Mais alors, qui gouvernera ?  C’est la question posée par Soufiane Djilali, le candidat « hors système » dont nous avons plusieurs fois parlé. 

Le 19 février, El Watan commentait ainsi le seul texte communiqué aux Algériens par leur président : « Après avoir laissé, des mois durant, pourrir la situation, le président Bouteflika, sort (enfin) de sa réserve pour «défendre» la République et ses institutions menacées, à ses dires, d’«anéantissement (par des) conflits fictifs» (…) Il fait appel à «l’ensemble du peuple algérien», à sa «conscience patriotique», comme s’il s’agissait de conjurer une conspiration, ou une invasion ennemie. Il rajoute : «Notre objectif est le parachèvement de l’édification de l’Etat (…) où il ne sera plus permis que perdure l’arbitraire bureaucratique animé par l’esprit de lucre et d’enrichissement illicite aux dépens du citoyen et de l’Etat, ni de mettre les missions et les moyens humains et matériels des institutions au service de clientèles claniques ou d’en user à des fins égoïstes, partisanes ou sectaires pernicieuses.» Bigre ! Qui donc gouvernait depuis 15 ans ? 

Rappelons que les candidats ont jusqu'au 4 mars à minuit pour déposer leur candidature, qui doit recueillir le parrainage d'au moins 60 000 électeurs ou de 600 élus dans au moins 25 wilayas (préfectures). Le président se montrera-t-il à cette occasion ? Ouvrira-t-il la bouche ?

Le premier ministre turc s’embourbe 

Vous avez suivi par la presse française les péripéties récentes en Turquie,sur fond de rivalité entre deux courants islamistes, celui, au pouvoir, de l'AKP et de son chef (jusqu'à présent), le premier ministre Erdogan, et celui, dans l'ombre, du réseau « guléniste » dont nous avons souvent parlé ici. 

Ce réseau est puissant dans la magistrature et la police, qui ont débusqué des affaires de corruption touchant l'AKP et la famille du , premier ministre, lequel a réagi en renvoyant à tour de bras magistrats et policiers et en faisant passer une loi surveillant l'Internet, bref en s'écartant encore plus de ses proclamations démocratiques. Lui qui se voyait encore il y a peu plébiscité aux prochaines municipales puis comme président de la république, est maintenant menacé. 

Toutefois fédérer les diverses oppositions sera difficile : il n'y a pas grand-chose en commun entre les laïques nationalistes de droite et les laïques socialisants de gauche, les Kurdes et les « islamistes modernes » gulénistes, à part l'hostilité au gouvernement actuel.

La crise franco marocaine 

Vous en savez peut-être plus que moi, puisque j’étais loin des médias français (l'Internet de « la Terre sainte » n'est pas très performant, en dehors du secteur de la haute technologie qui marche très bien), mais il semble que nous soyons en face d'une de ces crises artificielles qui peut avoir des conséquences importantes comme ce fut le cas en Tunisie à la suite du choc de deux orgueils, ceux de de Gaulle et de Bourguiba. 

Voici ce que j’ai compris de ces deux incidents. 

L'un est la convocation non diplomatique d'un responsable marocain de passage en France où il faisait l'objet d'une procédure judiciaire (l'indépendance de la justice peut avoir des inconvénients politiques), l'autre est une rumeur efficacement répandue par un Espagnol opposé au régime marocain, et donc cherchant à saboter sa bonne entente avec la France. Il s'agit de la fameuse phrase « le Maroc est pour la France une vieille maîtresse avec laquelle on dort toutes les nuits, dont on n’est pas particulièrement amoureux mais qu’on doit défendre (en l'occurrence pour sa politique au Sahara occidental) », phrase astucieusement choisie pour être anodine de la part d'un Français ignorant la culture marocaine. On ne pourra jamais prouver si ladite phrase a été ou non prononcée et on ne devrait pas tenir compte de ce genre de ragots. 

N'oublions pastoutefois que la guerre catastrophique de 1870 avec l'Allemagnea été déclenchée par une phrase, inexacte mais volontairement provocante, de la fameuse « dépêche d’Ems » qui a enflammé les politiciens français. 

Espérons que les politiques du Nord et du Sud se montreront plus responsables que leurs prédécesseurs évoqués ci-dessus.

 Yves Montenay