La réalité de l’homme, c’est-à-dire du créateur, c’est non seulement ce qu’il est mais ce qu’il n’est pas, tous les possibles qu’il pourra réaliser par son acte créateur. Le réalisme peut suggérer et appeler tout cela à la vie . Il y a un réalisme de l’absence. Notre grand poète Reverdy avait fondé son esthétique sur cette réalité de l’absence, et le peintre Paul Klee donnait pour mission à l’art de « rendre visible l’invisible ». Les plus grands écrivains
chrétiens ont tenté cette entreprise. François Mauriac, lorsqu’il évoque la terrible figure de Thérèse Desqueyroux , nous dit dans son journal : « Si criminelle qu’elle soit, il n’y a pas en elle la seule chose que je haïsse dans un être humain : la suffisance et la satisfaction de soi ». Il suggère ainsi, en n’en montrant que le négatif, ce que pourrait être la présence de ce que les théologiens appellent « la grâce ». Ce réalisme n’est donc pas seulement critique : le philosophe catholique Gilson aime à dire que toute grande œuvre d’art est « un rappel de transcendance ». Il y a là, je crois, à travers le langage et les mystifications de la théologie, une grande vérité qu’un marxiste ne peut ignorer. Sans doute, pour un matérialiste et un athée, la transcendance n’est pas un attribut de Dieu, mais une dimension de l’homme : le pouvoir de dépasser toujours ce que l’on est et de créer son propre avenir. Sartre n’a pas eu tord de tenter la laïcisation de cet apport chrétien de la subjectivité et de la transcendance, même s’il l’a fait d’une manière que nous ne pouvons accepter.
Nous pouvons donc dire, nous aussi, que toute grande œuvre d’art nous rappelle ce pouvoir créateur, nous ouvre à un avenir possible, nous enjoint de devenir autre chose et plus que nous ne sommes et n’avons été. Pour nous, marxistes, « rappel de transcendance » signifie « réveil de responsabilité », de responsabilité envers l’infini des possibles.
Lire ICI l'article de Roger Garaudy dans son intégralité (1965 dans Les Lettres françaises)