« Il faut selon Arkoun transgresser au sens où il faut accéder à un savoir critique visant à dévoiler les aspects épistémologiques et anthropologiques de la tradition religieuse. Le déplacement qu’il appelle de ses vœux vise en outre à déplacer la tradition religieuse, qui s’est selon lui enfermée dans la théologie, et qu’il faut conduire vers d’autres territoires d’approche et d’analyse. Il faut enfin dépasser les discours conformistes et mythologistes, et pour cela maintenir son esprit dans une interrogation permanente.
« Arkoun entend soumettre constamment la religion à la « raison interrogative ». Sa démarche consiste à retrouver le processus mental et historique qui a conduit à chacune des conceptions du monde construites au long des siècles par les religions. Il distingue trois niveaux de signification pour la religion. Le premier est celui de la religion-force, c’est-à-dire celle qui propose des réponses théoriques crédibles aux grandes questions que sont l’origine et la destinée de l’homme, le bien et le mal, etc. Le second niveau est celui de la religion-forme, qui renvoie aux formes prises par les religions dans des situations sociologiques et historiques concrètes. Le dernier sens est enfin celui de la religion individuelle, se référant à la vie intérieure d’une personne. »
Maintenir son esprit dans une interrogation permanente ?
Cette invitation ne mérite-t-elle pas qu'on la prenne en considération ?
Michel Peyret
Mohammed Arkoun : historiciser l’Islam
Article publié le 12/11/2013
Par Inès Aït Mokhtar
Mohammed Arkoun est l’une des grandes figures de la pensée philosophique et anthropologique du fait religieux de la deuxième moitié du XXe siècle. Succédant à de grands noms de l’islamologie, comme Louis Massignon (dont il a été l’élève), il produira une nouvelle approche des textes et de l’histoire de l’islam en puisant dans l’évolution des sciences sociales et de la philosophie.
Il se fera ainsi le défenseur d’une approche historique et constructiviste des textes, et plaidera pour une actualisation permanente de l’islam, s’opposant à la rigidité des lectures contemporaines faisant appel à une soi-disant authenticité du texte, qu’il juge en réalité être une orthodoxie fondée sur une lecture médiévale qui n’a plus d’actualité. En nous fondant en grande partie sur la présentation qu’offre Rachid Benzine de l’œuvre de Arkoun, dans Les nouveaux penseurs de l’islam, nous nous proposons de faire état des problématiques principales de celle-ci, tout en faisant retour sur ses impulsions premières. Il nous faudra ainsi rappeler combien le contexte colonial de l’Algérie, où il est né, pèsera sur ses engagements théoriques et philosophiques.
Les premières années et les premiers obstacles
Mohammed Arkoun nait dans l’Algérie coloniale de 1928, dans un petit village de Kabylie appelé Taourit-Mimoun. Ses premières années seront fortement marquées par la culture berbère et il grandit dans l’ignorance de la langue arabe. Afin de caractériser ce contexte culturel, Rachid Benzine note ainsi que « l’islam vécu par les siens reste très marqué par les croyances berbères ancestrales [1] ».
Arkoun est éduqué par ailleurs dans un milieu de femmes, son père travaillant dans une épicerie qu’il possède alors dans la région d’Oran, à l’ouest du pays. À l’âge de 15 ans, il le rejoint, destiné à reprendre l’affaire familiale. Il fait alors une première expérience de sa situation minoritaire : ne maitrisant à cette époque ni l’arabe ni le français, il rencontre des difficultés à communiquer, et sa berbérité est moquée.
Destiné à être épicier, comme son père, c’est l’un de ses oncles qui lui ouvrira un chemin différent. Soucieux de lui donner une bonne éducation, ce dernier l’envoie en effet dans une école française. Obtenant de bons résultats, et s’intéressant de plus en plus à la lecture, le jeune Arkoun ira par la suite étudier à l’université d’Alger, où il connaitra une lourde déception : ayant dorénavant appris la langue française, il souhaite en effet apprendre la langue arabe, mais il n’en trouve pas le moyen à l’université. Ses professeurs lui répondront que l’arabe n’est pas une « langue de culture ». Il retiendra de cette expérience douloureuse un esprit de révolte qui habitera sa pensée tout au long de sa vie. Il se rend par la suite en France, où il obtiendra, après de nombreux refus, l’autorisation de préparer l’agrégation en langue et littérature arabes à la Sorbonne.
Le poids du contexte colonial
Les barrières qu’il rencontre au début de ses études auront un poids déterminant sur la conduite de sa pensée. Il dit lui-même qu’il est devenu savant parce qu’il n’a pas été satisfait par les réponses données à ses questionnements d’enfant. Il écrit à une époque troublée par les débuts de la décolonisation, qui ont fortement orienté ses questionnements. Il décrit lui-même son engagement dans la pensée de la façon suivante : « Le mouvement national de libération s’opposait à la prétention coloniale à représenter la civilisation moderne, en insistant sur la personnalité arabo-musulmane de l’Algérie. Conséquence de cette confrontation brutale, je décidai : 1. de comprendre ce qu’était la personnalité arabo-musulmane que proclamait le mouvement nationaliste et 2. de déterminer dans quelle mesure la civilisation moderne, représentée par la puissance coloniale, devait être considérée comme une civilisation universelle [2] »
Son point de départ est donc celui de l’actualité immédiate du pays dans lequel il grandit. Il atteint l’âge de la maturité et de la réflexion au moment où les mouvements indépendantistes prennent de l’ampleur et donnent un contenu doctrinal précis à leurs revendications. C’est ainsi dans le but de comprendre ces revendications que Arkoun commence à penser. Il tente de donner une assise conceptuelle aux questionnements politiques qui l’habitent alors. Observant l’évidence d’une domination coloniale s’exerçant pour partie à travers le canal de l’idéologie, celle d’une modernité prétendument synonyme de l’universalité, Arkoun se sent par ailleurs embarrassé face aux revendications religieuses du FLN parce qu’il ne les comprend pas. Il s’engage alors dans une vaste entreprise analytique visant à dégager les traits fondamentaux de ce qu’il appelle la « personnalité arabo-musulmane ». Partant de l’Algérie des années 1950, Arkoun se dirige alors vers l’histoire médiévale de l’islam.
Une méthode de travail inspirée des sciences sociales
Arkoun a consacré son travail de thèse à l’humanisme arabe du Xe siècle, parce qu’il sent la nécessité de sortir de l’inertie dans laquelle est plongé l’islam de son époque : il cherche à renouer avec la tradition de penseur libre en islam. Il affirme ainsi vouloir sortir de l’étatisation dont serait objet la religion et il dit se situer « d’un point de vue interne à l’islam » en ayant « la préoccupation de restaurer notre compréhension du phénomène religieux comme un phénomène universel ». Selon lui, il est préférable d’entrer dans la religion par la culture, et non par le catéchisme. Il s’inspire ainsi directement des travaux anthropologiques de Roger Bastide, et affirme la nécessité de faire appel aux sciences sociales pour comprendre la religion.
À partir de ces intuitions, il élabore une méthode de travail qui s’organise autour d’une sorte de « triade conceptuelle » que Rachid Benzine [3] résume en ces trois termes : transgresser, déplacer, dépasser. Il faut selon Arkoun transgresser au sens où il faut accéder à un savoir critique visant à dévoiler les aspects épistémologiques et anthropologiques de la tradition religieuse. Le déplacement qu’il appelle de ses vœux vise en outre à déplacer la tradition religieuse, qui s’est selon lui enfermée dans la théologie, et qu’il faut conduire vers d’autres territoires d’approche et d’analyse. Il faut enfin dépasser les discours conformistes et mythologistes, et pour cela maintenir son esprit dans une interrogation permanente.
Arkoun entend soumettre constamment la religion à la « raison interrogative ». Sa démarche consiste à retrouver le processus mental et historique qui a conduit à chacune des conceptions du monde construites au long des siècles par les religions. Il distingue trois niveaux de signification pour la religion. Le premier est celui de la religion-force, c’est-à-dire celle qui propose des réponses théoriques crédibles aux grandes questions que sont l’origine et la destinée de l’homme, le bien et le mal, etc. Le second niveau est celui de la religion-forme, qui renvoie aux formes prises par les religions dans des situations sociologiques et historiques concrètes. Le dernier sens est enfin celui de la religion individuelle, se référant à la vie intérieure d’une personne
L’« islamologie appliquée » et l’historicisation de la religion
L’une des interrogations premières fondamentales de Arkoun concerne les conditions dans lesquelles l’idée de vérité acquiert une force telle qu’elle commande la destinée d’un individu, ou produit une histoire collective. Comment, en somme, une idée de la vérité parvient-elle à se maintenir à travers le temps ?
Selon lui, la pensée islamique s’est développée selon le principe de la croyance en une forme de raison d’origine divine qui se manifeste dans le Coran. Il y a sacralisation de tout un patrimoine savant hérité du passé alors qu’il faut au contraire prendre en compte l’ouverture du Coran à de multiples possibles. Il en appelle à une « islamologie appliquée », qui consiste à étudier le texte coranique selon une méthode « déconstructive » d’archéologie des connaissances.
L’étude de l’islam doit tirer parti de toutes les sciences aujourd’hui disponibles, et en particulier la linguistique moderne et l’anthropologie. Il déplore la fermeture, depuis les Xe et XIe siècles selon lui, de la bâb al-ijtihâd, que l’on peut traduire littéralement par la « porte de l’effort d’interprétation » : cela signifie que, selon lui, l’effort de réflexion théologique a disparu en islam depuis cette période. Cet arrêt a eu pour conséquence de masquer les discontinuités au sein de la pensée et de l’histoire islamiques, qui disparaissent dans ce qu’il appelle la « sphère de l’impensé et de l’impensable ». La raison islamique fonctionne dans le cadre de postulats que l’on ne discute plus. Il explique cela en donnant un sens historique et non pas théologique à la notion d’orthodoxie.
En effet, il retrace l’histoire de la raison islamique, et considère que celle-ci a émergé au cours de ce qu’il appelle « l’expérience de Médine », c’est-à-dire au cours d’événements historiques concrets qui ont été par la suite transformés en un modèle. C’est précisément ce modèle qui est devenu au cours de l’histoire de l’islam une orthodoxie. En son sens historique, l’orthodoxie fait ainsi référence à une forme de « religion officielle ». Selon Arkoun, ce sont les pouvoirs en place qui définissent l’orthodoxie dans une société donnée. Abordée sous l’angle historique, l’orthodoxie serait donc toujours le résultat d’un rapport de forces.
Révélation et imaginaire
Il s’interroge par ailleurs sur la notion de « Révélation ». Pour lui, elle ne doit pas être comprise comme un discours normatif qui descendrait du ciel et obligerait l’homme à reproduire à l’infini les mêmes rituels d’obéissance. Elle est une proposition de signification pour l’existence, et peut donc être modifiée. Il en vient ainsi à dire que la Révélation a pour objet de « clarifier sans clarifier », ou de « dévoiler les significations et les sens sans éliminer l’inconnu, le mystère ou le caractère saisissant et merveilleux de ce qui est dévoilé ».
Il distingue trois niveaux différents du Coran : (i) la Parole de Dieu, qui se rapporte au Livre Céleste, (ii) le discours coranique, qui est la transmission orale de cette parole de Dieu au Prophète. Ce discours suppose trois acteurs : Dieu comme « émetteur », le Prophète comme « premier récepteur » et ses compagnons comme « seconds récepteurs », (iii) le texte écrit, le mushaf.
En outre, dans son questionnement sur la Révélation, Arkoun en vient à distinguer d’une part le « fait coranique », qui désigne un événement linguistique, à savoir l’émergence du texte coranique et le « fait islamique », qui fait référence à la consolidation de cette nouvelle religion qu’est devenu l’islam. Il les dissocie, pour mieux comprendre leur rapport. En plus d’être un document de la Révélation, le Coran est donc selon lui un document historique et littéraire qui reflète le jeu des forces sociopolitiques d’une époque circonscrite dans le temps.
Se fondant sur cette base méthodologique, Arkoun observe que, dès le Xe siècle, l’orthodoxie a selon lui eu le souci de bien définir le « pensable » de la pensée musulmane et de la raison islamique, en vue de susciter la formation d’un nouvel imaginaire au sein de la communauté musulmane. Elle a imposé des frontières cognitives à ne pas franchir, et tout un « impensable » s’est constitué. L’approche de Arkoun se veut une « anthropologie du passé ». Il ne cherche pas à déterminer la véracité ou la fausseté d’un récit donné. Il est curieux de comprendre comment l’imaginaire social des musulmans a été formé et structuré par le phénomène du mushaf.
On voit ici se dégager un autre concept important dans la pensée de Arkoun, celui d’imaginaire, lié aux concepts de « fait islamique » et de « fait coranique ». L’imaginaire est pour lui une clé de lecture des sociétés. Il décrit le domaine de la réception et de la combinaison des images et des imaginations qui sont relatives à une réalité et qui sont acceptées par une société dans son contexte historique. Il distingue l’imaginaire religieux (convictions permises dans le cadre de la foi « orthodoxe »), l’imaginaire social (idées, perceptions, etc. qui jouent un rôle essentiel pour l’unité d’un groupe social) et l’imaginaire individuel. Le Coran fournit l’axe et la base de l’imaginaire du monde musulman. Par l’imaginaire qu’ils suscitent, les événements historiques réels peuvent se trouver transformés en paradigme et devenir des références essentielles. La conscience religieuse islamique est façonnée par le paradigme de la société idéale, qui est lui-même tiré de l’expérience historique de Médine.
L’ambition de Mohammed Arkoun est ainsi de repenser l’histoire de l’islam comme religion révélée, mais il inscrit ce projet dans un cadre plus large. Il faut selon lui historiciser la catégorie de Révélation, afin de ne pas en laisser le monopole à la spéculation théologique orthodoxe.
L’originalité de la pensée de Mohammed Arkoun tient donc dans sa volonté de faire usage des outils des sciences humaines afin de comprendre le texte coranique et les faits historiques qui l’entourent, en ne se laissant enfermer ni par ces outils scientifiques, ni par les perspectives théologiques orthodoxes. En visant à déconstruire une certaine forme d’orthodoxie dominante, il s’inscrit dans la tradition philosophique de la déconstruction, tout en ne se confondant pas avec elle, et il puise dans diverses traditions – structuralisme, constructivisme, anthropologie appliquée, herméneutique, etc. – afin de forger une pensée originale qui a grandement contribué à renouveler l’islamologie, mais également l’étude du fait religieux en général. Son audience a été telle qu’il a été invité à donner une série de conférences en Ecosse, les fameuses Gifford Lectures, à la suite de grands noms tels que Raymond Aron ou Henri Bergson. Le titre qu’il a alors choisi pour ces conférences résume l’ensemble de son parcours intellectuel et de ses ambitions pour la pensée à venir : « Inaugurating a Critique of Islamic Reason ». Il a enseigné dans diverses universités du monde, et notamment à la Sorbonne, pendant les dernières années de sa vie, avant de s’éteindre à Paris en 2010.
Bibliographie
[1] R. Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, p. 91.
[2] Rethinking Islam in Liberal Islam (1998), cité par R. Benzine, in. Les nouveaux penseurs de l’islam, p. 90.
[3] R. Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam.