Donc ma chère mignonne,
Tu pleures du matin au soir
Parce que ton mari t’abandonne.
Et tu me demandes conseil,
À moi, une vieille !
Je n’en sais pas si long que tu peux croire.
Mais je n’ignore pas tout dans l’art d’aimer
Ou plutôt dans celui de se faire aimer.
Tu me dis
Que, pour ton mari,
Tu n’as que caresses, attentions,
Douceurs, baisers doux et longs…
Le mal vient peut-être de là.
Tu embrasses trop.
Oui, c’est cela !
Tu embrasses trop !
L’homme exerce sa force physique,
Avec une violence inique.
La femme, elle, douée pour le charme,
Domine par le baiser.
C’est son arme.
Faut-il encore savoir l’utiliser.
Si nous régnons
En souveraines toutes-puissantes,
Nous devons
Montrer une diplomatie constante.
Nous savons que l’amour est fort
Comme la mort
Mais il est aussi fragile qu’un lys.
Le moindre choc le brise.
Lors des étreintes, nous perdons en finesse.
Nous nuançons insuffisamment nos caresses.
Prends bien garde à cela, ma fille,
C’est notre talon d’Achille.
Notre vraie puissance : c’est le baiser.
Le seul baiser !
Quand nous savons abandonner nos lèvres,
Nous devenons reines, sorcières, orfèvres.
Le baiser n’est qu’une préface pourtant,
Un avant-propos charmant.
C’est dans le baiser,
Dans le doux baiser
Qu’on sent les prémices de l’union.
Quand nos bouches
Se touchent,
Nous goûtons à la plus divine sensation
Qui nous soit donnée de ressentir.
C’est l’instant de la prime confusion
De nos cœurs prêts à défaillir.
Le baiser donne cette perception
Immatérielle de deux êtres
Ne faisant plus qu’un. Exquis bien-être !
Aucun délire de possession
Ne vaut ce contact humide et frais.
Il faut craindre d’émousser
Notre arme la plus forte, le baiser.
Sa valeur change suivant les circonstances,
Les dispositions du moment et l’ambiance.
Souvent les femmes cessent de s’imposer
Par le seul abus de leurs baisers.
Si ton mari est un peu las,
L’obstination de tes lèvres tendues le lasse.
Montre de la compréhension.
Ne l’étreint pas sans rime ni raison.
N’embrasse jamais ton mari
En public, dans le train ou au restaurant.
Se sentant ridicule, il t’en voudrait longtemps.
C’est du plus mauvais goût ; Refoule ton envie.
Méfie-toi aussi des baisers exaltés
Prodigués dans l’intimité.
Nous étions dans ton salon, tous trois
(Vous ne vous gênez guère devant moi.)
Ton mari te tenait sur ses genoux
Et t’embrassait dans le cou.
Soudain, tu as crié : -« Il diminue, ce feu ! »
Du panier de bûches, il en saisit deux.
Tu es venue vers lui,
Les lèvres mendiantes, et tu lui as dit :
-« Embrasse-moi ! »
Il soutenait les souches péniblement
Et toi,
Tu as posé lentement
Ta bouche sur la sienne.
Il demeura debout à grand peine,
Les reins tordus,
Les bras rompus
…Et toi, tu t’éternisais.
Puis quand tu l’as laissé,
Tu lui as lâché d’un air froissé :
-« Tu ne sais donc plus embrasser ? »
Parbleu, ma chérie !
Oh ! Prends garde à ceci.
Nous avons toutes la sotte manie
D’étreindre à des moments mal choisis :
Quand Il enfile ses bottes,
Quand Il noue sa cravate,
Quand Il perd une partie de belotte,
Quand, au piano, Il déchiffre une sonate…
Ne juge pas mon babillage insignifiant.
Tu sais, l’amour est évanescent.
Un rien peut le briser.
Tout dépend de nos baisers.
Un baiser maladroit peut faire bien du mal.
Ta vieille grand-mère, Jeanne Bonal.