Une étudiante de l’école de commerce de l’ESSEC m’a contacté il y a quelques jours. Dans le cadre du mastère spécialisé Strategy and Management of International Business, elle et son équipe doivent réaliser une étude sur la situation de l’information et de la désinformation médiatique au Venezuela. Un sujet, il faut le dire, plutôt casse-pipe.
Elle a fait, me dit-elle, beaucoup de recherches sur la question. Après confrontation des documents glanés ça et là, elle est arrivée à la conclusion que seule la rencontre avec des personnes qui vivent sur place et connaissent le sujet peut l’aider à démêler le vrai du faux et avoir un réel aperçu de la situation actuelle. Aussi m’a-t-elle envoyé un questionnaire qu’elle a élaboré avec ses compagnons d’étude, dans l’espoir que j’y réponde.
Face à la tâche ingrate qui attendait ces courageux étudiants, je me suis presque pris de pitié ! S’ils savaient ! Depuis des années, nous vivons au Venezuela au cœur d’une guerre médiatique déclarée, que les récents événements ont encore aiguisée. Dans ce galimatias d’informations qui disent tout et le contraire, une chatte ne retrouverait pas ses petits. Des étudiants vivant à Paris, encore moins !
J’ai alors décidé de les aider. Voilà donc mes réponses au questionnaire, en guise de modeste contribution au débat. Je ne prétends pas dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, étant moi-même objet et sujet de la méchante guerre médiatique en cours. Prenez donc cela pour mon opinion du moment, que j’espère la moins biaisée possible.
Quelles formes prend et a pris la désinformation au Venezuela ?
La désinformation fait partie de la vie quotidienne depuis de nombreuses années. En situation de crise, comme actuellement, elle se décuple jusqu’à atteindre des formes irrationnelles.
La désinformation se trouve partout, aussi bien dans les médias reconnus (presse écrite, radio, télévision) que sur les réseaux sociaux, aussi bien dans les médias officialistes que dans les médias d’opposition. Nous nous trouvons en effet dans une situation de guerre médiatique généralisée dans laquelle tout est bon pour tromper l’ennemi.
La presse internationale elle-même est largement influencée par cet état de fait et reprend à son compte les thèmes de la désinformation, parfois de bonne foi (mais pas toujours). On peut donc affirmer qu’il n’existe plus de moyen d’information crédible dans le pays. Faire le tri est presque impossible. Cela laisse la voie libre aux pires rumeurs, propres à toute situation de guerre.
Dans quelle mesure sait-on s’il s’agit d’une orchestration par plusieurs personnes ?
Impossible à savoir. On remarque cependant certaines analogies avec les étapes prévues pour faire un « coup d’État doux » tel que le décrit Gene Sharp dans son manuel : From Dictatorship to Democracy : Conceptual Framework for Liberation, Albert Einstein Institution, Boston, 1993 (Paru en français sous le titre : De la dictature à la démocratie : Un cadre conceptuel pour la libération, L’Harmattan, Paris, 2009).
On sait aussi que des leaders étudiants reçoivent des formations à l’insurrection douce et à l’usage subversif des réseaux sociaux, qui sont assurées par des organismes liés aux États-Unis (J’ai déjà traité le sujet sur mon blog. Voir mes billets Cette belle jeunesse en lutte pour ses ideaux, Manipulations et RCTV: la mauvaise touche?).
On sait encore que des financements US sont attribués à des ONG vénézuéliennes qui travaillent sur le thème des droits de l’homme, de la bonne gouvernance, etc. Voir US, EU agencies fund Venezuelan opposition with $40-50 million annually et The National Endowment for Democracy in Venezuela
Quel est le comportement de la population face à cette désinformation ? Est-elle dupe ? Cherche-t-elle à accéder à de l’information par d’autres moyens ? Est-ce très différent selon les catégories sociales ?
Pour ABC, une scène de répression en Égypte devient vénézuélienne
La population déjà alignée sur l’un des deux camps, militante ou sympathisante en quelque sorte, est généralement dupe. Elle accepte pour argent comptant ce qui se dit dans son camp, y compris les rumeurs les plus folles et les informations les plus fausses. Elle multiplie les effets de cette désinformation en utilisant les médias sociaux. On trouve dans ce cas environ 70 % de la population, ce qui est considérable et assure à la guerre médiatique une ampleur tout à fait exceptionnelle.
Une autre partie de la population (que j’estime à environ 25 %) est consciente des manipulations dont elle est l’objet et se sait manipulée par les deux camps. Mais elle est frustrée de ne pas avoir accès à des informations crédibles. Désemparée, elle se trouve dans une situation de rejet des médias, quels qu’ils soient. On trouve dans ce bloc aussi bien des sympathisants chavistes que de l’opposition, qui ne sont pas des inconditionnels et peuvent être critiques de leur propre camp.
Enfin, une toute petite partie de la population (5 %) a la capacité (et le temps) de faire la part des choses entre la réalité et ce qui se dit, s’écrit, se montre, en d’autres termes de faire une critique circonstanciée des médias. Elle cherche (généralement sur Internet) les informations moins biaisées et plus crédibles, pour des résultats somme toute assez limités, tant ces informations sont rares et difficiles à trouver.
Y a-t-il des formes d’expression et d’information alternatives pour la population (Web, réseaux sociaux, TV participative (Vive TV)…) ? Accessibles à tous ?
C’était au Chili, on le présente comme si c’était au Venezuela
Le web et les réseaux sociaux constituent des formes d’expression alternatives, mais sont très peu crédibles en terme de qualité d’information, car ce qui s’y trouve reflète les manipulations dont fait l’objet l’ensemble de la population. C’est en grande partie un lieu de défoulement collectif qui illustre tant les insuffisances de l’information traditionnelle que les frustrations individuelles et collectives. Il n’y a donc pas grand-chose à en retirer, si ce n’est pour réaliser une analyse sociologique ou anthropologique de l’état général de la population vénézuélienne (un état psychologique qui est assez préoccupant, par ailleurs).
À la lumière de ce qui se dit dans les réseaux sociaux à propos de la situation au Venezuela, il faudra sans doute revoir sérieusement la thèse amplement diffusée selon laquelle ces médias favorisent et renouvellent le débat démocratique. Ici ces médias embourbent plutôt le débat.
Quelles sont l’influence et l’ampleur de ces formes d’information parallèles ? N’est ce pas réservé à l’opposition (seul les « riches » ont un accès à internet ?) ?
En l’absence de sources d’information traditionnelles crédibles, l’influence des ces formes d’information est très grande, d’autant plus que le Vénézuélien est un grand utilisateur de Facebook et de Twitter. En fait les réseaux sociaux sont aussi le lieu privilégié des rumeurs et de la désinformation. Leur effet multiplicateur, leur absence de contrôle en font les instruments idéaux pour mener la guerre médiatique.
La toute grande majorité de la population a maintenant accès à Internet, fût-ce par le biais de téléphones intelligents. On ne peut donc pas considérer que seuls les riches ont un accès à Internet. La différence se situe plutôt au niveau de la formation de base. Il est clair qu’un plus grand nombre d’antichavistes que de chavistes ont une formation qui leur permet de rédiger correctement, débattre, argumenter, etc. Cela leur donne une relative prédominance sur les réseaux sociaux. Cela dit, d’un côté comme de l’autre, les injures sont bien plus fréquentes que les argumentations…
Cela a t-il un rapport avec l’immigration de certains jeunes vénézuéliens ?
L’émigration (que ce soit des jeunes ou des moins jeunes) est un effet du désespoir qui s’est emparé d’une partie importante de la population (50 %). Celle-ci, avec raison, ne se sent pas prise en compte par les politiques gouvernementales, ni même reconnue comme opposition. En effet. le gouvernement ne comprend pas que dans un système démocratique l’opposition a aussi des droits. Il gouverne comme s’il avait 80 % de la population en sa faveur, alors qu’il n’en a que la moitié… C’est tout le problème du Venezuela.
Quelle est et a été la réaction du gouvernement à cette guerre médiatique ? N’est il pas allé trop loin (Globovision racheté par le gouvernement ?, fermeture de RCTV…) ?
Les morts du conflit syrien sont transférés au Venezuela
Il est clair qu’il existe depuis de nombreuses années une politique d’étouffement des médias privés d’opposition. Ceux-ci, il faut le dire, ne sont pas non plus des saints : la plupart avaient pris fait et cause pour le coup d’État de 2002. De manière générale, ils ne font pas le tri entre les faits et les opinions, et adoptent des positions politiques qui n’ont plus rien à voir avec leur mission d’information.
De con côté, répondant à la radicalisation des médias privés, le gouvernement a agi dans une optique de radicalisation de la révolution. Jusqu’à présent, il a pu profiter de chaque crise pour approfondir le processus socio-politique. Il en fut ainsi sous Chávez, cela reste le cas actuellement. La différence, c’est que Chávez, grâce à son charisme et son intelligence politique, pouvait unifier le parti et une grosse partie de la population derrière sa personne. Ce n’est pas le cas de Maduro, qui, plus faible et plus limité, se trouve obligé non seulement d’affronter l’adversaire, mais aussi de gérer les divergences dans son propre camp. Il n’est donc pas certain que la radicalisation l’emporte cette fois encore.
Cela dit, il est faux de croire que l’opposition est totalement baillonnée au Venezuela. Elle a accès aux médias privés (encore largement dominant en terme d’audience), même si elle ne gère plus à son gré ses propres chaines de « désinformation », comme l’étaient RCTV, Venevision et Globovision avant leur « intervention ». Voir http://venezuelanalysis.com/analysis/10400.
Quelle est votre vision de l’espace médiatique et informationnel au Venezuela aujourd’hui ? Quel a été son évolution depuis 10 ans et les tendances qui se dessinent dans le futur ?
Une manifestation à Sao Paulo devient une manifestation à Caracas
L’espace médiatique actuel est extrêmement limité, étant sujet aux manipulations politiques les plus grossières. Celles-ci se confondent le plus souvent avec de la propagande pure et simple. Nous nous trouvons en situation de guerre médiatique, ce qui élimine quasiment toute possibilité d’information de qualité. Nous sommes en fait très proche du degré zéro du journalisme…
Quant au futur, il est imprévisible au Venezuela, même à trois jours…
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