Tranches de vie ordinaires en République Démocratique (et Populaire) Française, imaginées mais pas dénuées de réalité – Épisode 5 : « Michèle n’a pas perdu son chat mais son temps. »
Par h16 et Baptiste Créteur.
La bataille de l’emploi ne se gagnera pas sans que tout l’appareil d’état ne soit tendu comme un seul homme pour frapper au cœur la bête immonde du chômage. Même si le jeu en vaut la chandelle, on sait que le combat sera âpre et les blessures abondantes, mais les soldats de la fonction publique sont nombreux.
Et parmi ces fiers soldats, on trouvera certainement Michèle.
Michèle a toujours été une jeune fille dévouée, pleine d’empathie et de compassion, soucieuse de toujours respecter les consignes. Après une Licence en Action Culturelle, Promotion du Patrimoine et Métiers du Livre, suivie d’un Master en Médiation de la Culture, Patrimoines Et Littérature obtenus de haute lutte, elle avait passé avec succès le prestigieux concours d’attaché territorial.
Cette épreuve franchie avec succès, Michèle tombe cependant des nues : au contraire de ce qu’elle s’était toujours imaginé, un poste dans la fonction territoriale ne lui est pas attribué automatiquement Pendant ses nombreuses heures de formation aux actions culturelles, de promotion du patrimoine et de médiation de la culture et des patrimoines et des petits livres, il ne lui avait pas été expliqué qu’elle n’aurait pas automatiquement un poste, ni qu’elle devrait, un jour, se frotter aussi violemment au marché du travail.
Qu’à cela ne tienne. Michèle ne se laisse pas démonter et interroge sa belle-sœur, dont l’oncle travaille quelque part au Conseil Général.
« Il ne travaille pas au Conseil Général, il est conseiller général. Il est élu, quoi ! »
… lui rétorque alors sa belle-sœur, apparemment vexée (sans que Michèle ne comprenne bien pourquoi, d’ailleurs). Michèle reste diplomate et s’excuse de la (petite ?) méprise ce qui arrange rapidement la situation, et Najat, la belle-sœur, lui obtient rapidement un rendez-vous avec son oncle François.
Et comme Najat insiste, le rendez-vous aura lieu chez elle. Elle y tient beaucoup : ce sera l’occasion d’étrenner le barbecue qu’elle a récemment installé dans son jardin, ayant obtenu une dérogation aux règles d’urbanisme, assez strictes pour tous les terrains alentours (En fait, c’est sa famille qui les possédait, et ils avaient récemment été déclarés constructibles, bien que situés en zone inondable. Najat s’était empressée de les vendre à un prix élevé. Certes, le calme de la campagne en serait un peu troublé, mais elle n’avait eu aucun problème à convaincre les promoteurs …).
François est sympathique et bon vivant. Michèle ne peut s’empêcher de noter la solide bedaine qu’il explique sans fard par son indispensable présence à tous les pince-fesses du Conseil Général dont la qualité gastronomique est connue de tout le département. Entre deux bouchées, l’oncle François explique à Michèle qu’il ne peut pas faire grand-chose pour elle…
« Oh, bien sûr, je peux passer quelques coups de fil. Mais après, c’est à toi de jouer. »
Michèle apprécie François : son tutoiement semble franc et son sourire presque authentique l’a mise en confiance. De fait, son assistante lui propose quelques jours plus tard de postuler au Service Culturel de la Communauté de Communes : un poste va prochainement être créé, et – ça tombe bien – Michèle a toutes les compétences requises pour le poste, quand bien même ces compétences sembleraient à première vue passablement floues. Peu importe, elle postule.
Rapidement convoquée pour un entretien, elle passe une nuit agitée se demandant si elle va être à la hauteur et si son Master en Médiation lui donnera les armes suffisantes pour décrocher le poste. En pratique, l’entrevue est loin de ce qu’elle attendait : une espèce de gros hobbit joufflu la rencontre dans un restaurant et lui fait comprendre, par l’utilisation pas très fine d’un vocabulaire imagé et d’une métaphore filée qu’elle décrochera le poste sans problème à condition de lui accorder ses faveurs.
Le sous-entendu n’est pas trop grossier, ce qui permet à Michèle de ne pas jouer ouvertement les effarouchées. Tout de même un peu secouée, elle réfléchit plusieurs jours. Après des appels répétés du personnage, elle cède finalement découvrant qu’il s’agit aussi d’un leader syndical local. Et puis, c’est vrai, après tout, ce poste dont elle rêve ne sera pas créé tous les mois, autant se donner un maximum de chances. Et quoi qu’il arrive, ça lui fera en plus « quelqu’un à qui parler ». On ne va pas en faire tout un plat !
Un second rendez-vous est donc arrangé. Ce qui n’aurait peut-être pas dû arriver arrive. Pendant quelques jours, Michèle ruminera sur ces dix longues minutes (douche comprise) pendant lesquelles le frétillant syndicaliste a refusé qu’elle éteigne la lumière. Mais ses doutes et son malaise s’estomperont bien vite lorsqu’enfin, sa candidature est acceptée. Michèle est aux anges.
Las. Sa joie ne durera qu’un temps.
Elle est très rapidement dans le bain. Son rôle : faire circuler l’information et les dossiers vers le haut et faire ce que son supérieur hiérarchique lui demande. Son autonomie (longuement décrite sur le vaporeux profil de poste) est fort limitée, en particulier lorsque les instructions de son n+1 ne sont pas compatibles avec celles de son n+2, ce qui la laisse impuissante. Elle le sera davantage lorsqu’un nouveau poste sera créé quelques semaines plus tard et lui apportera une collègue de bureau enjouée mais extrêmement bavarde, notamment au téléphone, et dont les capacités vocales lui permettent d’occuper un volume sonore impressionnant (ce qui vaudra quelques acouphènes à Michèle, assise à un mètre d’elle). Quant à l’esprit d’initiative, concept là encore très présent dans la fiche de poste, il est mis à rude épreuve : Michèle n’a rien à faire, rien de chez rien.
Quelques mois de ce régime convainquent Michèle de s’en ouvrir au délégué syndical, qu’elle connaît de près, et qui met un point d’honneur à rester disponible sur l’ensemble des créneaux de présence obligatoire sur site pour recevoir les agents dans le local mis à disposition par la collectivité (c’est-à-dire de 9h30 à 11h30 et de 14h00 à 16h30). Celui-ci semble un peu gêné et renvoie la balle à la hiérarchie de Michèle (en respectant le protocole, attention !), qui lui propose « d’en échanger avec son référent emploi-compétences » au sein du Pôle personnel, relations sociales et bien-être au travail. Ce dernier, intrigué, demande une visite immédiate de l’agent auprès de la médecine professionnelle et préventive. Débordé par les agents qui se plaignent des conditions de travail, le médecin écoutera attentivement Michèle en griffonnant quelques hiéroglyphes sur son dossier ainsi qu’un petit pendu dans un coin de son bloc.
Triste constat : après avoir demandé de l’aide un peu partout sans en obtenir, et cherché à s’occuper sans trouver réellement de sujet solide, Michèle est résolue à en parler à François… Qui ne comprend pas son désarroi :
« Le poste a été créé pour toi, c’est un service qu’on m’a rendu et que j’ai rendu en même temps. N’importe qui en rêverait. Je ne vois pas de quoi tu te plains ! »
Michèle est effondrée. En quelques instants, toute sa vie défile devant ses yeux (c’est très bref, elle est jeune et il ne s’y est vraiment pas passé grand-chose). Elle repense à ce qu’elle a dû faire pour obtenir ce poste, au sentiment de culpabilité qui l’envahit, doucement, lorsqu’elle entend les chiffres du chômage à la télé. Elle revoit le sourire triomphal de Najat à chaque fois qu’elle peut utiliser son coup de main comme faire-valoir.
De retour dans un bureau décoré des d’œuvres d’art bizarres offertes par les vainqueurs d’appel d’offre du 1% artistique, les symptômes de son ennui s’accentuent, lasse de se chercher une occupation, de tenter de transformer son poste en emploi, et de ne pas y parvenir.
Quelques semaines plus tard, les antidépresseurs prescrits par son médecin sont inopérants. Ses collègues perçoivent sa fatigue nerveuse et l’analysent à leur façon : certains accusent l’austérité, qui ralentit la hausse des dépenses culturelles. D’autres évoquent le gel de l’augmentation du point d’indice, qui rogne sur le pouvoir d’achat, ça ne peut plus durer ; d’autres encore traquent le malaise derrière les années de gestion catastrophique par la précédente majorité.
Michèle se sent simplement responsable et aussi vacante que son poste est vide de sens. Ayant toujours rêvé de travailler dans le milieu culturel, elle n’a en réalité d’autre occasion d’exercer sa créativité qu’en faisant de la pâte à sel avec ses neveux. Son pouvoir de décision est réduit à sa plus simple expression, à savoir la quantité de sucre dans son café, ou plutôt ses nombreux cafés, à la tisanerie où elle croise sempiternellement le leader syndical dont la vue commence maintenant à lui déclencher une vague impression nauséeuse.
Au bord de la dépression, elle se shoote aux antidépresseurs, cumule les arrêts de travail à un niveau qui lui fait craindre de passer à mi-traitement, alternant des phases de colère avec des périodes d’apathie marquée. Et pendant ces moments-là, à regarder d’un œil vide les œuvres hideuses accrochées au mur de son bureau, Michèle se demande si elle préfère perdre son travail ou perdre son temps.
Vous vous reconnaissez dans cette histoire ? Vous pensez qu’elle ressemble à des douzaines de cas relatés dans certains livres et, parfois, dans la presse ? Vous lui trouvez une résonance particulière dans votre vie ? N’hésitez pas à en faire part dans les commentaires ci-dessous !