Crâne taillé dans la pierre - Palenque, Mexique
L'idée somme toute assez récente que les mourants doivent être accompagnés, qu'ils peuvent encore bénéficier, quoique irrémédiablement condamnés, des soins dits palliatifs (administrés souvent de façon trop bureaucratique) témoigne d'une nouvelle prise de conscience de notre mort. Nous n'avons cependant pas encore élaboré une philosophie qui nous permette de regarder la mort en face. Bien sûr, il existait dans la philosophie antique comme dans le christianisme des pratiques visant à replacer l'homme dans la perspective de sa mort, mais le christianisme a parié sur la résurrection.
Je crois nécessaire cette prise de conscience et le retour de ce que, dans la sagesse grecque, Pierre Hadot nomme "l'exercice de la mort", non par goût morbide mais plutôt, comme Montaigne l'avait très bien compris, pour nous inciter à mieux vivre.
L'évolution que je décris pourrait être illustrée assez bien par un petit détour biographique. La publication, en 1951, de mon essai L'homme et la mort, bien que saluée par Georges Bataille, Lucien Febvre ou Maurice Nadeau, a pourtant été un échec commercial cuisant. Mon éditeur, M. Buchet, me disait alors: "Mon cher ami, c'est un bien beau livre, mais quel malheur, il ne se vend pas !". La mort, même abordée à travers le prisme du discours des sciences de l'homme, était encore un sujet interdit. Après Mai 68, de nombreux tabous furent renversés, et certains auteurs comme Louis-Vincent Thomas, Philippe Ariès ou Jean Ziegler osèrent tutoyer le grand refoulé de l'ère moderne. La mort devint un objet de culture et d'étude, et entra dès lors dans le champ de la conscience de nos contemporains. Du coup, L'homme et la mort connut un regain d'intérêt qui en fait aujourd'hui l'un de mes ouvrages les plus diffusés (et traduits). C'est donc un livre qui est mort et ressuscité !
À l'occasion de ses nombreuses rééditions, j'ai été amené à rédiger des préfaces successives qui reflétaient l'évolution de ma pensée. Cela n'avait pourtant pas été le cas pour la plupart de mes autres ouvrages. La raison en est qu'aucune réflexion qui prend la mort pour objet ne peut se donner un horizon sans le dépasser, nécessairement. On n'écrit pas de manière définitive sur un tel sujet: on se reprend, on affine; on perçoit, chaque fois qu'on y revient, combien la mort est inépuisable et paraît en pleine vitalité. Cet essai m'a obligé, d'autre part, à élaborer une méthode de la complexité.
Je peux donc affirmer que cette réflexion liminaire sur la mort, au sens où elle se situe à l'orée de toutes mes investigations ultérieures, m'a fait voyager dans toutes les disciplines des sciences humaines, mais aussi, bien entendu, dans la biologie. Je me suis cultivé au contact de la mort. En même temps, j'ai appris à m'interroger devant les contradictions que cette exploration révélait. Par exemple, comment se fait-il que l'horreur de la mort, si manifeste chez les humains, n'empêche pas l'éventualité du sacrifice de sa propre vie ? Comment se fait-il que les mêmes humains qui sont terrorisés par la peur de mourir soient prêts à risquer leur vie pour une cause qui les dépasse ? A partir de ce livre, j'ai toujours travaillé en essayant d'éclairer tous les aspects du sujet qui me préoccupait et d'organiser les informations qui ne sont habituellement pas reliées entre elles parce qu'elles sont enfermées chacune dans une discipline. Ce livre sur la mort m'a donc ouvert à la transdisciplinarité.
Dès lors, comment se pose aujourd'hui, d'un point de vue culturel et anthropologique, la question de la mort ? Je soulignerai brièvement quatre grandes lignes-force.
La dialectique de la vie et de la mort
Xavier Bichat définissait la vie comme l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort. L'intérêt de cette vision est de souligner le fait que, dès que la vie est présente, il y a activité, travail, et que, en vertu du deuxième principe de la thermodynamique - la dégradation des énergies -, l'être vivant pour se maintenir en vie doit constamment trouver dans son environnement le renouvellement de son énergie vitale. C'est dire que l'activité d'auto conservation dépend d'un environnement favorable. La vie, chez les organismes vivants, apparaît comme un processus permanent de régénération. On reconstitue les molécules qui se dégradent, les cellules se multiplient pour remplacer celles qui meurent et, de cette façon-là, la vie continue. Un organisme ne peut donc vivre - c'est-à-dire se maintenir dans un état de régénération - que si ses cellules meurent. C'est dans cette optique qu'il faut entendre la parole d'Héraclite "mourir de vie". Autrement dit, il faut corriger la définition de Bichat en disant: "La vie est une lutte permanente contre la mort, y compris en utilisant la mort."
Ce jeu complexe, qu'on retrouve bien entendu à l'échelon des écosystèmes, est extrêmement troublant. La chaîne trophique permet aux animaux de vivre aux dépens d'autres organismes vivants, les herbivores en se nourrissant de végétaux, les petits carnivores en mangeant les herbivores, les gros carnassiers en mangeant les petits carnivores, etc. Sans oublier que la décomposition des gros animaux nourrit à son tour les insectes nécrophages et les vers, tandis que leurs sels minéraux constituent un aliment pour les plantes. Ce cycle de vie est donc en même temps un cycle de mort, c'est-à-dire que la mort est l'envers de la vie. Pour faire une comparaison, on peut considérer le cas d'une étoile, qui se constitue aussitôt que la température qui la met en feu est atteinte, température qui lui permet de se maintenir par une sorte de jeu contradictoire entre une poussée gravitationnelle qui tend à l'implosion et une poussée explosive qui tend à la désintégration. L'étoile peut vivre des millions ou des milliards d'années en utilisant l'énergie accumulée en son cœur, qu'elle va méthodiquement consumer. Elle meurt de vivre.Ainsi, tout moment de vie est un moment de mort, puisque à chaque moment l'organisme vivant vit de la mort de ses composants (molécules et cellules). On a ainsi pu observer que de nombreux organismes vivants hâtent la mort de certains de leurs composants pour se régénérer. Cela a d'abord été relevé chez les végétaux, et notamment les arbres. Il y a des arbres dont la feuille ne tombe pas d'elle-même, c'est bien l'arbre qui en déclenche la chute (apoptose). Jean-Claude Ameisen explique très bien comment les cellules qui meurent sont en réalité des cellules qui se suicident pour laisser leur place à d'autres cellules. On peut dire avec lui que, dans ce cas, la mort sculpte la vie.Si l'on ne dispose pas d'une pensée complexe, on ne peut saisir l'originalité et la profondeur du lien entre la vie et la mort. La vie résiste à la mort en utilisant la mort. Même nos sociétés vivent d'une certaine façon de la mort des anciens, grâce à la transmission aux jeunes générations de tout un héritage culturel. La culture ne se résume pas à entretenir une forme de complexité sociale - par le langage, le savoir, etc. -, elle se perpétue en étant transmise à des générations nouvelles. Il y a donc une relation dialectique entre la vie et la mort, qu'illustrent les mots d'Héraclite: "Vivre de mort, mourir de vie".
La résistance mythologique: croyances d'immortalité
La résistance à la mort, au moins dès l'homme de Néandertal, est une résistance que je qualifierai de "mythologique". Dans les tombes néandertaliennes, le corps du défunt est accompagné de ses armes ou de nourriture, ou bien il est allongé dans une position fœtale - ce qui suppose la croyance soit en une vie spectrale au-delà de la mort, soit en une renaissance. Ces rituels funéraires sont à la source des grandes conceptions religieuses de l'humanité. La première conception est celle du double: chacun a son double spectral immatériel qui subsiste au moment de la mort et se libère lorsque le corps entre en décomposition. Cette croyance est une première façon mythologique de résister à la mort. La seconde conception, c'est celle de la mort-renaissance ou de la résurrection. Ces deux grandes croyances alimentent tous les systèmes religieux depuis des millénaires, comme je crois l'avoir bien montré dans L'homme et la mort.
Dans les cultes africains et asiatiques, les ancêtres gardent leur vie de spectre. Il en va de même dans le monde antique, où les défunts entretiennent, dans l'au-delà, une vie plutôt terne, fade, diminuée. On trouve cette idée aussi bien dans la conception biblique du shéol que dans la conception homérique des champs Élysées, où Achille dit à Ulysse qui vient lui rendre visite: "Je préférerais être un petit cordonnier sur terre que le grand Achille dans les Enfers" (Odyssée, XI, 489-49 1). C'est peu après que surgissent en Grèce et en Orient les cultes à mystères, fondés sur l'imitation du dieu qui meurt et qui renaît. On dit alors aux initiés: "Non, ce ne sont pas vos spectres qui vont continuer à vivre, c'est vous qui allez ressusciter tels quels, intégralement".
Le christianisme se situe dans cette lignée mais d'une manière originale. La mort-résurrection du Christ est en effet l'élément clé de cette religion. Comme le dit Paul: "Mort, où est ta victoire ? " (1 Corinthiens 15,55). En Asie et dans certaines tribus d'Amérique du Nord, le mythe le plus répandu est celui de la transmigration des âmes: l'homme ne cesse de naître, de mourir et de renaître dans un nouveau corps. Voilà de quelles façons l'humanité lutte mythologiquement contre la mort.
On pourrait ajouter, dans le registre mythologique non religieux, le culte des héros de la nation, les anniversaires de décès - tout ce qui constitue à travers la mémoire une régénération permanente des morts. On pourrait souligner aussi que, même au sein d'un univers moderne et laïc, on voit constamment resurgir des croyances en une vie post mortem. Ce fut le cas au XIXe siècle avec le développement fulgurant du spiritisme et la vogue des tables tournantes. On assiste de nos jours à un phénomène similaire, qui se traduit par un fort regain de croyances, très sommaires, dans l'au-delà, d'où le succès de films et de livres mettant en scène des fantômes, des revenants, des maisons hantées, etc. Toutes les conceptions archaïques se sont urbanisées et modernisées. Ce qui prouve que les morts ont la vie dure ! Du moins dans l'état où ils sont devenus: esprits, c'est-à-dire non matériels.
La résistance scientifique: De l'immortalité à l'amortalité
S'il y a une façon mythologique de lutter contre la mort, il y a aussi une façon médicale, qui se manifeste également dès la préhistoire, période au cours de laquelle sont attestées des pratiques chirurgicales pouvant aller jusqu'à la trépanation. À l'époque moderne, ce ne sont plus seulement l'hygiène et les soins médicaux, mais les progrès dans la connaissance biologique qui permettent de faire reculer asymptotiquement l'âge de la mort. Bien entendu, il ne s'agit encore que de prolonger la vieillesse, et souvent l'augmentation de la quantité de vie ne signifie pas la prolongation de la qualité de vie.
Cellule virus VIH - Microscope électronique
La lutte contre la mort menée sur les fronts biologico-médicaux n'est pas exempte d'illusions. En 1980, on affirmait que les bactéries avaient presque disparu grâce aux antibiotiques et qu'on finirait par venir à bout des virus les uns après les autres. Le sida et de nouveaux virus sont arrivés, et des bactéries résistantes ont repris de plus belle. On se rend compte aujourd'hui que la lutte contre les virus est une lutte interminable, les virus étant capables de se métamorphoser.Les virus sont rusés et on en a une illustration avec l'informatique.
Alors qu'on pensait que l'univers informatique était totalement soumis à la logique de la machine, c'est-à-dire à un déterminisme parfait et sans faille, on sait maintenant que non seulement il peut être victime de bugs et autres accidents, mais que tout système informatique est susceptible d'être envahi par des éléments pouvant engendrer des erreurs fatales.
Un biologiste anglais, Leslie Orgel, que j'ai bien connu en Californie, envisageait la mort comme la conséquence d'un ou de plusieurs accidents semblables à ceux qui affectent précisément nos systèmes informatiques une cellule fonctionne bien avec un patrimoine cognitif situé dans l'ADN, lequel, via l'ARN, transmet des messages aux protéines. En fonction des aléas quantiques, des erreurs peuvent survenir, et la mort est alors la conséquence d'une accumulation d'erreurs. Cette hypothèse était plausible, mais nous savons aujourd'hui qu'il existe d'autres processus, comme ceux de l’auto-programmation de la mort, évoqués précédemment.
Toujours est-il que, partout où il y a communication, il y a risque d'erreur, de "mal-interprétation". Ce dont nous faisons sans cesse l'expérience dans la vie quotidienne. Le talon d'Achille de l'organisation du vivant est qu'il s'agit d'une organisation cognitive, communicationnelle et informationnelle. De ce point de vue-là, le risque d'erreur, donc de mort, est toujours présent.
Bien que cette organisation propre au vivant, de même que la présence de virus résistant parfaitement à notre volonté de les éradiquer, laisse une brèche ouverte à la mort, il n'en reste pas moins vrai que, grâce aux progrès les plus récents dans la connaissance biologique, on a découvert l'existence dans les organismes humains adultes de cellules souches situées en différents endroits: moelle épinière, cerveau... Il s'agit de cellules exactement semblables à celles de l'embryon, de células madres ("cellules mères"), comme on dit en espagnol, capables de fabriquer toutes sortes d'autres cellules, de la rate, du foie, du cerveau, etc. Autrement dit, ces capacités régénératives existent dans l'organisme, mais sont totalement inhibées et endormies. Cette découverte fantastique ouvre la porte à ce que j'appelais déjà en 1951 l'"amortalité", c'est-à-dire l'aptitude biologique à vivre indéfiniment.
Il s'agit de bien distinguer le mythe religieux de l'immortalité, qui implique une indestructibilité de l'être, du concept d'amortalité, qui signifie la capacité illimitée de vivre tant qu'un accident ne survient pas.
Petite parenthèse: en 1970, j'ai été amené à revenir dans ma préface de L'homme et la mort sur ce concept d'amortalité appliqué à l'homme, et j'évoquais même avec ironie le "mythe morinien d'amortalité". Il a fallu attendre 2001, et les dernières découvertes de la biologie, pour que Jean-Claude Ameisen, suivi par d'autres scientifiques, valide mes premières hypothèses. Nous savons aujourd'hui qu'à défaut d'être immortel (puisque l'immortalité est une conception religieuse invérifiable) l'homme peut devenir amortel, c'est-à-dire, théoriquement, prolonger indéfiniment sa vie.
Il n'en demeure pas moins mortel: il peut toujours périr par accident, erreur, catastrophe, cataclysme.
Cette perspective de prolongation de la vie par renouvellement, et donc par rajeunissement, est fort séduisante. Elle ouvre des perspectives philosophiques importantes. Nous sommes dans une civilisation où le développement de l'individu est extrêmement lent - l'enfance comme l'adolescence semblent se prolonger sans fin. Ce n'est qu'au terme de nombreuses années qu'on arrive à se connaître soi-même, à force d'erreurs maintes fois répétées, de corrections, de révélations sur ce qu'on est. Mais lorsqu'on est en situation de tirer un enseignement de ce parcours chaotique, on est déjà presque un vieillard ! Ce serait sans aucun doute un progrès considérable pour l'humanité de pouvoir vivre "jeune" pendant cent ou cent cinquante ans: on disposerait du temps suffisant pour engranger des expériences et en tirer un art de vivre - ce dont nos contemporains manquent cruellement.
Le livre des morts Égyptien - La pesée des âmes
Le paradoxe contemporain
Voici donc que l'homme se trouve en situation de refouler de façon efficace certaines fatalités de mort qui pèsent sur lui. Le paradoxe est que cette possibilité nous est donnée au moment où la mort s'est rapprochée de l'espèce humaine comme jamais. Cette menace de mort était déjà très présente à l'époque des grandes épidémies de peste, de choléra, qui anéantirent des populations entières - la grippe espagnole de 1917 a fait plus de victimes que la Première Guerre mondiale -, mais l'humanité en tant qu'espèce ne se trouvait pas menacée pour autant. Même une guerre aussi monstrueuse que la Seconde Guerre mondiale, si elle a exterminé des dizaines de millions de personnes, n'a pas mis un terme à l'aventure de l'humanité. La mort s'est faite aujourd'hui plus redoutable pour nous par deux aspects totalement inédits.
Le danger, tout d'abord, que l'arme nucléaire fait peser en permanence sur nous. Certains ont cru que l'implosion de l'Union soviétique mettrait un terme à cette menace - on ne voit pas d'ailleurs par quel miracle. Le danger d'une guerre atomique était en fait compensé par ce qu'on a appelé l'"équilibre de la terreur". La vraie menace est aujourd'hui la dissémination. De plus en plus d'États possèdent la bombe ou se trouvent en situation de la détenir prochainement. Or, comme nous le voyons chaque jour, le monde continue à être convulsif, et rien n'interdit de penser qu'à un moment donné la mort nucléaire puisse frapper, avec un phénomène de contamination inévitable.
Nous devons en effet abandonner cette conception, qui a longtemps prévalu, selon laquelle l'homme est un être à part, maîtrisant le monde de l'extérieur. Nous faisons bien entendu partie de cette nature vivante, et si elle meurt nous mourrons avec elle. Le péril écologique est donc bien réel qui, comme le pensent certains, se rapproche à grands pas; sera-ce dans cent ans, ou encore plus tôt ?
Voilà donc deux morts très proches.
Par ailleurs, nous avons pris conscience que le Soleil, dont nous dépendons, mourra lui aussi, un jour. Certes, on peut imaginer qu'avant qu'il ne meure l'humanité trouvera le moyen d'émigrer vers d'autres systèmes solaires et de poursuivre son aventure. Ce n'est pas impossible. Mais les dernières nouvelles du cosmos sont extrêmement inquiétantes. Les astrophysiciens ont découvert très récemment ce qu'ils appellent l'"énergie noire". Tandis que le monde matériel semble animé par une énergie qui tient toute chose assemblée - la plus forte étant la force gravitationnelle -, une énergie contraire, constituant jusqu'à 70 % de l'Univers, travaillerait à séparer ses composants. Cela élimine donc l'idée que l'Univers pourrait s'arrêter dans sa dispersion pour éventuellement se reconcentrer, et laisse présager la mort de l'Univers, dont on ne peut bien entendu fixer l'échéance.
Comme s'il en avait l'intuition, le poète T. S. Eliot annonce: "Et l'Univers mourra dans un chuchotement".
L'humanité est condamnée à prendre très au sérieux ces menaces de mort. Peut-être même ne progressera-t-elle qu'en prenant pleinement conscience de ces risques, en élaborant un type de civilisation humaine planétaire dont toute arme de destruction massive serait bannie, et où chacun œuvrerait à une véritable régulation écologique. Mais actuellement, et alors même que nous pouvons prolonger pour la première fois la vie humaine grâce aux progrès de l'hygiène et de la médecine, ainsi qu'à une formidable révolution biologique, nous avançons avec sur nos têtes cette double épée de Damoclès, nucléaire et écologique, et ne sommes plus assurés de rien.
L'amour est fort comme la mort
Même si l'amortalité est à portée de main, l'humanité, du fait de ces périls planétaires, ne peut donc plus chasser l'idée de la mort. C'est pourquoi j'avais prôné, dans "Terre patrie", l'idée d'un "évangile de la perdition". Nous sommes perdus nous ne savons en effet pas pourquoi nous sommes nés sur cette planète, ni pourquoi nous allons mourir. Perdus mais pas plus que cette Terre elle-même, perdue dans le vaste Univers. Et si nous sommes à ce point sans réponse et sans horizon, pourquoi n'en profitons-nous pas, enfants perdus que nous sommes, pour fraterniser ? Sans doute sommes-nous accablés de souffrance et promis à la mort, mais pourquoi ne serions-nous pas des enfants perdus fraternels ?
Alors que l'Évangile dit: "Soyons frères et nous serons sauvés", je dis: "Soyons frères parce que nous sommes perdus". Sans vouloir imposer cet évangile de la perdition, je crois que la conscience humaine doit intégrer cette incertitude, cette angoisse et cette présence de la mort. Et, pour surmonter l'angoisse, rien d'autre que la participation, la communion, l'amour. La seule façon de supporter ce néant qui nous entoure, c'est de vivre poétiquement, amoureusement, notre condition.
L'amour, que le cantique des cantiques dit "fort comme la mort", est du moins son unique antidote.
Source: Article d'Ouverture, "La mort et l'immortalité, Encyclopédie des savoirs et des croyances" (Editions Bayard) par Edgar Morin, philosophe, sociologue et anthropologue, directeur de recherche honoraire au CNRS.
Edgar Morin, présente son livre "La Voie" - 7/9 de France Inter (27 janvier 2011)