Bonne Gueule est un site devenu l’une des références en matière de mode masculine avec une idée forte : acheter de la bonne qualité en choisissant les pièces adaptées à son besoin n’est pas forcément beaucoup plus cher à moyen terme et encourage un système où l’acheteur et le producteur sont gagnants. Geoffrey, un des membres de l’équipe éditrice a accepté de répondre aux questions de Contrepoints.
Benoît Wojtenka (à gauche) et Geoffrey Bruyère (à droite). Crédits : Rachel Saddedine pour BonneGueule.fr
Geoffrey, peux-tu1 nous dire quelques mots sur toi et ton entreprise ?
Tout d’abord, je te remercie de m’avoir sollicité, car j’aime beaucoup Contrepoints que je lis régulièrement, ainsi que ses intervenants comme H16 et Vincent Bénard.
En quelques mots, je suis un jeune entrepreneur de 27 ans, originaire d’Alsace. Je développe mon entreprise à Paris, en tandem avec mon associé et ami Benoît Wojtenka.
Avec notre petite équipe, nous développons le blog de mode masculine BonneGueule.fr. C’est aujourd’hui une vraie startup, qui réinvente à la fois le modèle économique du média en ligne, et celui de la marque de vêtements.
Nous avons fait le choix de ne pas accepter le moindre euro de la part des distributeurs et des marques, là où 99% des médias ne vivent que de ça (affichage de publicité, liens d’affiliation, articles rémunérés). On s’est également affranchi des tendances et des cycles de la mode, pour se consacrer à ce qui touche vraiment les hommes : leurs styles au quotidien, tout en se sentant bien dans leurs vêtements.
À la place de la pub, nous proposons des contenus payants en plus de nos articles, sous forme de livres numériques, d’un livre papier édité aux éditions Pyramyd, et de contenus vidéo (on appelle freemium cette cohabitation du gratuit et du payant dans les médias). Cela nous permet de parler plus librement des marques qui le méritent, mais qui n’ont pas les budgets pour acheter de la pub. On les aide comme ça, à notre manière.Au-delà, nous produisons en interne, ou en collaboration avec les marques que nous aimons, des séries de vêtements axées sur le rapport qualité/prix et le style. Là encore, nous avons fait le choix de nous détourner de l’achat de trafic, pour consacrer plus de ressources à la qualité des produits.
En effet, on pense que beaucoup de grandes marques ont oublié cette composante essentielle du commerce : bien servir leurs clients avec de bons produits. Alors on remet cette notion démodée (mais qui n’a jamais été aussi actuelle) au goût du jour !
Tu rencontres beaucoup de créateurs de petites entreprises, quelles sont les difficultés les plus souvent rencontrées en France ?
Je pense que la grande difficulté des jeunes entrepreneurs du textile vient de la structure du secteur des médias : il leur est extrêmement difficile de communiquer sans budgets publicitaires conséquents.
Cela s’explique par le fait que les grands médias vivent en majeure partie de la vente d’espace publicitaire, et que dans un contexte où il leur est de plus en plus difficile de survivre, ils consacrent le maximum d’espace disponible à leurs annonceurs (une perte d’objectivité qui se fait aux dépens de leurs lecteurs, et cause déjà leur perte).
Ces jeunes créateurs ont-ils des suggestions de réformes concrètes pour améliorer la situation ?
Les subventions importantes accordées à ces grands médias ne les incitent pas à abandonner assez vite leur ancien modèle économique, et à développer des modèles de revenus alternatifs.
Cette distorsion de la concurrence en faveur des acteurs historiques crée aussi un manque de canaux de communication indépendants, canaux qui seraient favorables aux créateurs de petites entreprises. Un peu plus d’équité entre les anciens et les nouveaux médias de l’internet serait donc une bonne chose.
Au-delà, il est vrai que le coût important du travail en France n’arrange pas les choses : c’est rapidement très cher d’embaucher une équipe, je le constate tous les jours (nous sommes aujourd’hui 5 à plein temps, hors stagiaires). Je pense que beaucoup de jeunes entrepreneurs aimeraient embaucher, et seraient ravis de pouvoir le faire, si la fiscalité du travail leur était plus clémente.
Au contraire, quels sont les points positifs de notre pays ?
Il y a énormément de créativité dans de nombreux domaines, dont celui du Web, de la mode, et des médias. Je pense qu’on est à l’aube d’une vraie révolution, pour peu que le contexte économique et réglementaire permette à ces forces bouillonnantes de s’exprimer.
Au-delà, la France est un formidable bassin d’emploi, on y trouve d’excellents profils à embaucher, avec des compétences de pointe, quel que soit leur âge ou leur formation. Les infrastructures sont également très bonnes, ce qui favorise le e-commerce.
De plus, la zone euro est une formidable chance pour les modèles de niche qui ont besoin d’un terrain de jeu international pour se développer (les modèles économiques de niche concernent peu de consommateurs potentiels dans un pays donné, alors il leur faut plusieurs pays auxquels s’adresser).
Vous avez créé une marque forte qui vous permet de mener des projets comme la production de petites séries de vêtements en collaboration avec des marques françaises reconnues, de programmes en ligne de coaching, ou encore la publication d’un livre, et maintenant le lancement de votre propre ligne de vêtements. Cette diversification à partir d’une marque forte te semble-t-elle être l’avenir des médias ? Cela semble par exemple être le projet des actionnaires du journal Libération.
Crédits : Une du journal Libération du 8 février 2014.
J’ai été extrêmement étonné de découvrir cette une de Libération, qui refuse tout modèle économique alternatif à la pub.
À l’heure de l’économie de l’expérience client, de la transcanalité, de la gratuité des contenus, de la convergence du numérique et du physique, et du rapprochement entre l’édition de contenus et le e-commerce, cela reflète une incompréhension totale des tendances économiques et sociales de notre époque. Aujourd’hui, le contenu est le liant d’une expérience bien plus vaste que la simple lecture d’un article. Refuser ce fait, et s’en tenir aux activités d’édition, c’est un peu comme construire des routes qui ne relient aucune ville en espérant que les gens passent aux péages.
Ce quotidien n’est pas ma crèmerie, mais je suis certain que leurs lecteurs adoreraient débattre en live autour d’un déjeuner, communiquer entre eux plus facilement, consommer des contenus culturels communs, ou encore développer des startups qui partagent leurs valeurs.
C’est dommage pour eux qu’ils soient aussi réactionnaires face au changement, car c’est la meilleure chose qui pourrait leur arriver, notamment pour partager leurs idées avec le reste de la population.
BonneGueule a racheté le site américain KinoWear.com pour en faire une version en anglais du site français. Comment cela s’est-il passé ? Quelles sont vos ambitions pour le marché Nord-Américain ?
L’objectif n’est pas que Nord-Américain, mais avant tout international. On a eu l’opportunité de faire ce rachat, car les créateurs de KinoWear.com se détournaient de leur site suite au succès d’une seconde startup à laquelle ils prenaient part. On a donc investi nos premiers bénéfices pour racheter cette plateforme, et on espère la développer à l’identique de ce qu’on fait en France.
Un vêtement dont l’étiquette indique une fabrication en France est-il vraiment majoritairement produit en France ? Est-ce forcément un signe de qualité ?
Il y a une certaine désinformation avec le made in France. Comme dans tous les pays, Chine comprise, on trouve de tout en France : de bons fabricants, de très bons fabricants, mais aussi des mauvais, et des très mauvais. On trouve vraiment de tout [NdR : Geoffrey Bruyère en a déjà parlé dans cet autre article de Contrepoints.]. Au-delà, la traçabilité est faible et facilement falsifiable : une marque de mode française peut affirmer faire du 100% fabriqué en France, mais dans les faits, elle n’a aucune idée de qui sont les sous-traitants des ateliers avec lesquels elle travaille. Même une marque française comme Armor Lux, chère à Arnaud Montebourg, et jouant à fond la carte du fabriqué en France, réalise la majeure partie de sa production au Maghreb. On trouve tout de même encore de très bonnes usines, notamment dans la région de Troyes où on a fait réaliser un tee-shirt.
Des sociétés comme Hast en France pour les chemises, ou Gustin aux États-Unis pour les jeans, et maintenant BonneGueule pour toute une ligne, proposent des modèles économiques sans boutiques. Le futur est-il à une relation plus directe entre le créateur et le client ? Quelles sont les spécificités de la ligne de vêtements que vous lancez ?
Pour moi, Internet et les boutiques sont complémentaires. Les gens continuent de vouloir toucher les matières, essayer les pièces, communiquer avec des passionnés. Et ils sont de plus en plus à porter cette attention méticuleuse au produit. La boutique physique restera le lieu de découverte des vêtements, du partage entre passionnés, de la mise en scène des tenues et du service client en chair et en os. Internet sera quant à lui le canal du réassort une fois qu’on connait la marque, ou de l’achat de petites pièces sans enjeu.
Au-delà, il n’y a pas vraiment de supériorité économique des e-shops sur les boutiques physiques. La vraie différence entre ces marques (dont nous faisons partie), et les marques classiques, c’est l’intégration verticale : on essaie de concentrer un maximum d’opérations en interne pour jouer à fond la carte du service, tout en investissant un maximum sur le produit et le sourcing, plutôt qu’en communication. Au final, ça marche, car le bouche à oreille ramène des clients, et le produit fait qu’ils recommandent ensuite.
L’autre grande différence, c’est de s’extraire des cycles des tendances de mode, et de concentrer les volumes de productions sur quelques produits iconiques et intemporels, pour réaliser des économies d’échelle sur le développement, les achats matière, la confection et le transport.
Dans un récent billet, les fondateurs de Gustin revendiquaient leur refus d’une augmentation de capital qui entrainerait une perte d’indépendance. Votre Manifeste (lisible ici) insiste aussi beaucoup sur cette indépendance vis-à-vis des annonceurs (pas de pub, pas d’affiliation), et sur l’honnêteté intellectuelle de votre démarche. Ceci est rare dans les médias et plus généralement dans le commerce (sans parler de la politique). Comment le lecteur, ou le consommateur, peuvent-ils encourager cette attitude ?
Simplement en achetant là où se trouve son intérêt, et en en parlant autour de lui s’il est content. J’aime l’idée qu’un marché soit la forme de démocratie la plus directe : le consommateur encourage ses favoris en choisissant où il place ses ressources, directement, et quotidiennement. En plus de la beauté de ces modèles économiques, ils sont sains. Les outils de communication d’aujourd’hui (blogs, réseaux sociaux, forums) font que cela se sait vite, ce qui agrège de nombreux consommateurs avec des valeurs communes.
Est-ce qu’il y a des jeunes marques que tu souhaites recommander aux lecteurs de Contrepoints ?
Tu as cité les chemises Hast et les jeans Gustin, que j’aime beaucoup aussi. Je rajouterai Maison Standards pour ses basiques simples et efficaces, National Standard pour ses sneakers, et Ly Adams ou Melinda Gloss pour les costumes. Mais aussi Markowski pour les chaussures de ville, Six et Sept pour la maille, et FrenchTrotters pour ses jeans d’été, qui ont également de très bons rapports qualité/prix. Les pulls Six & Sept que nous aimons beaucoup. Les lecteurs de Contrepoints peuvent découvrir d’autres marques sur des magazines comme BonneGueule.fr, ou Parisian Gentleman (pour l’habillement formel).
Et ils trouveront de nombreux conseils pour bien s’habiller sur ce dernier lien de BonneGueule.fr.
- L’usage sur BonneGueule.fr étant au tutoiement, nous l’avons conservé. ↩