Tiens, pour une fois je vais essayer de coller à l’actualité (la nomination du PDG de l’INA à la tête de Radio France, annoncée par le CSA). Un élément de cette annonce a retenu mon attention : son programme sur le numérique à Radio-France est ce qui a rallié les suffrages des membres du CSA (source : président du CSA, cité par Le Monde), notamment sa volonté de « faire payer les podcasts, contre le tout-gratuit ». Je me suis penché récemment sur le circuit complexe des émissions radiophoniques (droits, durée de vie, archivage à l’INA, mise en ligne par l’INA), et suis perplexe sur cette idée. Devant coller à l’actualité, je donne mes arguments à l’emporte-pièce, quitte à y revenir, et ce pour ouvrir la discussion.
1) Radio-France participe à la mission de diffusion de la connaissance, par la plupart des émissions de France-Culture, et un certain nombre d’émissions de France-Inter (par exemple : La Tête au Carré). Il serait logique que ces émissions, financées par la contribution publique à l’audiovisuel, viennent nourrir l’Internet de la connaissance et puissent être consultables sans limitation de durée.
2) La politique consistant à chercher des recettes sur des postes mineurs (comme faire payer un podcast à l’internaute) me paraît à courte vue, et en contradiction avec la mission de service public. C’est la même politique des picaillons qui amène certaines institutions publiques françaises à vouloir valoriser financièrement leur patrimoine iconographique – alors que d’autres institutions (Bundesarchiv, Smithsonian, NASA,…) mettent des images libres de droit sur Internet, qui peuvent être utilisées sur l’encyclopédie Wikipédia, ce qui améliore sa qualité (voir exemples donnés dans notre article Annales des Mines, mars 2012, avec Rémi Bachelet).
3) Je me mets en alerte face
aux politiques publiques où le même bien cognitif est payé plusieurs fois par le contribuable ou par la communauté. Ainsi, le programme FSN (Fonds pour la Société numérique) du Grand Emprunt
(argent public) finance des opérations de partenariat public-privé culturel à la française, où des livres patrimoniaux sont numérisés en partie sur
fonds publics et pourtant ne sont pas consultables en ligne par tous (ex. accord BnF / ProQuest, 2013, cf. mon article Bulletin des bibliothèques de France, déc. 2013). Ceci pourrait conduire à terme au pire modèle qui soit, celui de l’édition scientifique, où l’argent public
est mobilisé trois fois pour le même objet (le chercheur, le relecteur, la bibliothèque universitaire), dans ce cas au bénéfice d’éditeurs privés très rentables. Mais même en restant dans le
périmètre public, la logique ‘payer deux fois’ n’est pas acceptable : l’argent public paye une émission de radio, et l’internaute devrait en plus payer le podcast ? Le FSN du Grand Emprunt finance les numérisations d’émissions à l’INA, émissions par ailleurs financées en leur temps par l’ancienne ORTF, et
l’internaute sur le site de l’INA doit payer 3 euros pour revoir l’émission ? (par exemple : un débat F. Jacob/ C. Lévi-Strauss 1972 sur ‘la pensée sauvage’ – avec en plus
avec des DRM, comme le remarque Ph. Aigrain sur son blog).
Site de l'INA. Extrait d'émission avec François Jacob (1972). À gauche une Ford Fiesta (2014).Sur le même thème: Ho Chi Minh.
4) Concernant l’audiovisuel public (et notamment la radio publique), l’incroyable complexité du circuit mérite que les choses soient mises à plat (par exemple par un rapport ministériel) avant toute décision à la va-vite du type ‘faire payer les podcasts’ : expliciter et faire comprendre clairement à nos concitoyens les modes de financement d’une émission de radio publique : contrats avec les producteurs ou animateurs d’émissions / montants moyens de ces contrats / montant des droits d’auteur liés à la diffusion (p.ex. la SCAM, dans ses règles de répartition des droits 2012 [PDF], mentionne 20€/mn pour une émission de Radio-France, ce qui fait 1200€/ émission d’1h, qui viennent s’ajouter au contrat de production, ou cachet) / puis paiement au click de téléchargement, et au podcast (conventions Radio-France en cours avec sociétés de droits) ; expliciter et faire comprendre la vie d’une émission après diffusion : écoutable en streaming pendant 1000 j. suite à un accord de fév. 2013 (il serait nécessaire de connaître les montants financiers en jeu)/ puis versée aux « archives » de l’INA, où elle n’est plus écoutable / sauf quand l’INA la met en ligne, bien après. L’ensemble de ce sujet est peu étudié ni évoqué publiquement… à la radio, d’autant qu’il touche le sujet sensible des droits d’auteurs des journalistes et animateurs d’émissions. Un vrai rapport public est indispensable, qui permettrait d’assurer une certaine transparence sur la filière globale : coût et financement des émissions culturelles publiques, et vie post-diffusion.
5) Les instituions et organismes publics sont devenus beaucoup trop puissants face à l’absence de vision et de stratégie de leurs tutelles. Un patron d’institution publique (comme la BnF, ou Radio-France) a tendance à promouvoir sa propre institution, à vouloir accroître ses budgets, sans vision globale d’une filière (ex. la vie des émissions concerne à la fois Radio-France et l’INA) et sans vision d’un réel intérêt général. Dans le rapport préconisé en 4), on aurait sans doute des surprises concernant les recettes inter-organismes publics (p.ex. les ‘ressources propres’ de l’INA, qui pour bonne partie viennent en fait de Radio-France ! l’État incite l’INA à accroître ses ‘ressources propres’, sans être réellement attentif à leur provenance… publique). Je ne préconise évidemment pas un retour à l’ORTF, mais une mise à plat et une bonne compréhension de ces circuits inter-organismes.
6) Concernant plus spécifiquement l’INA, j’ai récemment étudié ces ressources propres : à ce sujet le rapport d’activité 2012, dernier en date, est étonnamment peu disert. Il indique sobrement p.13 que « les recettes des éditions online dépassent pour la 1e fois le million d’euros » (pour un budget global de 125 M€). Et encore ces ‘éditions online’ recouvrent-elles plusieurs postes : « les téléchargements, les recettes publicitaires, les partenariats avec YouTube et Dailymotion, les éditions multimédias » (sans autre précision). Si l’on divise le 1M€ de recettes uniformément par ces 4 postes (en l’absence d’informations), on trouve 250 000 euros pour les téléchargements (i.e. quand je paye 3€ pour l’émission Lévi-Strauss). Je veux bien croire que ce poste est destiné à augmenter, mais il part de bas (cf. point 1 ci-dessus) : 250 k€ sur 125M€, soit 2‰ (2 pour mille). Cela fait immanquablement penser à un grand principe de l’action publique, que j’avais remarqué dans l’action d’un ministère : un ministre ne peut jouer qu’à la marge sur son budget. De la même manière, un patron d’organisme public ne peut imprimer sa marque qu’à la marge, et aura tendance à surreprésenter (comme on dit d’un acteur qu’il surjoue) des postes somme toutes mineurs.
7) À propos des recettes ci-dessus, notamment « les partenariats avec YouTube et Dailymotion », je me mets aussi en alerte contre la fascination exercée par Google et ses filiales (Youtube), révélatrice là aussi d’un manque de vision. Je le dis d’autant plus facilement qu’on peut avoir sur Google des opinions très différentes, suivant les projets. Autant les rodomontades anti-Google de la BnF en 2005 étaient hors de propos (voir le bilan négatif du projet ‘Bibliothèque numérique européenne’, mon article Annales des Mines, novembre 2012), car Google proposait en matière de bibliothèques numériques une solution qui était intéressante, avec une unité et une sobriété éditoriales, autant je serais plus vigilant sur des sites comme YouTube, où le contenu cognitif et culturel est noyé dans un tout autre type de contenus. Je suis étonné que les organismes publics cèdent à ces sirènes, en pensant faire preuve d’ « une conscience aiguë des enjeux du numérique » (président du CSA, op. cit.), et pour des revenus là aussi marginaux. On trouvera ainsi une dizaine de ‘chaînes INA’ sur le site commercial YouTube (à droite ici) , ou la chaîne CNRS Images sur Dailymotion (ici). Avons-nous perdu à ce point la conscience de l’action publique pour aller ainsi en ordre dispersé (cf. point 5) sur des sites commerciaux, alors qu’un portail de l’audiovisuel public aurait toute sa place ? Il existe par exemple Canal-U : même si le graphisme n’en est pas affriolant, c’est un site public avec des contenus de qualité.
La page INA sur Youtube,avec les chaînes INA. Parmi les chaînes similaires suggérées : iamdieudo
8) Ceci m’amène à préconiser d’urgence un portail de l’audiovisuel culturel public, à accès gratuit, avec un ensemble de ressources : podcasts Radio-France (sans limitation de durée), archives de l’INA, ressources universitaires et de recherche (comme Canal-U et CNRS Images). C’est un vrai projet public, le cas échéant avec dédommagement forfaitaire des producteurs (après examen par le rapport en 4 des financements déjà engagés en leur faveur). Quand la bibliothèque numérique Gallica a été imaginée (à partir de 1999), même si elle avait des défauts, elle correspondait à une réelle vision de gestion du patrimoine public ! Et quand Google a numérisé des bibliothèques américaines, ou celle de Lyon, ces bibliothèques ont eu leur propre bibliothèque numérique avec les mêmes fichiers, gardant ainsi une présence publique. On peut certes s’amuser à mettre des vidéos du patrimoine culturel public sur YouTube. Pourquoi pas. Mais faisons aussi, et surtout, un portail de l’audiovisuel public, avec l’ensemble de ces contenus, au bénéfice de nos concitoyens internautes.
Bref, avant de rendre payants les podcasts Radio-France, sur un coup de tête, ou un coup de cœur suite à une élection au CSA, réfléchissons à 1-4-8, avant de nous précipiter vers les écueils 2-3-5-6-7.