Magazine Culture
BMX Bandits, par
François Matton
J'ai acheté ce disque le 18 octobre 2006, à Londres. Je n'ai pas de mal à me rappeler de la date : il s'agit du jour où j'ai interviewé la chanteuse du groupe écossais Camera Obscura avant un
concert à la Scala. L'achat du disque n'était pas prémédité. Mais en tombant dessus, dans les pantagruéliques bacs d'une grande enseigne d'Oxford Street, je n'ai pas hésité longtemps à acquérir
cette compilation du groupe (tout aussi) écossais BMX Bandits. Cela faisait assez longtemps que j'avais entendu parler de celui-ci en bons termes et le sceau du label Creation d'Alan McGee
semblait le gage d'une satisfaction garantie.
Le soir, avant de pouvoir rencontrer les gens de Camera Obscura, il avait fallu que je passe par leur manager, un certain Francis McDonald. Je lui avais donc téléphoné, après quoi il m'avait
donné rendez-vous devant la salle, une bonne heure avant le début du concert. Je l'avais trouvé plutôt sympathique, assez élégant, aussi, portant un long manteau noir, et possédant de faux airs
de Tony Wilson jeune. Je fus en outre sincèrement touché par le soin qu'il prit de faire en sorte que cette interview puisse avoir lieu, qui plus avec la chanteuse (et compositrice principale),
malgré l'étroitesse du timing.
Le lendemain, dans l'Eurostar, j'avais tenté une première écoute du disque des BMX Bandits et ma réaction initiale fut un haussement d'épaules. Voilà un disque, pensais-je, qui semblait offrir
une caricature de ce que peut être un groupe mineur, du grain à moudre pour ceux de mes amis qui n'écoutent pas de pop et peuvent me reprocher d'en écouter trop. Pas déplaisant, certes, mais si
référencé, si riche en emprunts flagrants (des Beach Boys un peu partout, dans une écriture simplifiée à l'extrême, parfois même de leurs propres amis et compatriotes Teenage Fanclub) que je
voyais déjà le sort de ce CD à peu près scellé : dans le bac « occasions » d'un soldeur français d'ici quelques mois.
Aujourd'hui, ce disque m'est indispensable, me suit partout. J'en ai bien évidemment épluché les notes de pochette avec minutie et fait la découverte suivante : Francis McDonald, avant
d'être manager de Camera Obscura, avait été batteur des BMX Bandits et composé la moitié des chansons de cette compilation. Que le hasard m'ait fait acheter ce disque le jour même où je l'ai,
sans le savoir, rencontré, me hante forcément un peu, me donne quelques regrets rétrospectifs. Pas trop quand même : l'homme qui détient les clés de ce groupe, et à qui l'on doit l'autre
moitié des chansons de Serious Drugs, s'appelle Duglas T. Stewart - « Dugly »,
comme il semble aimer qu'on l'appelle. C'est lui qu'il faudrait rencontrer, pour tenter de percer le mystère. J'espère que cela arrivera un jour.
Sylvain nous parlait l'autre jour de son malaise à l'écoute des groupes de la cassette C86. Les BMX Bandits, de Glasgow, furent précisément de ceux qui, au début des années 1990, cherchèrent à
tourner la page de ce milieu castrateur et aux horizons bouchés, replonger dans le soleil l'indie pop moribonde d'alors. La chanson Serious Drugs, qui ouvre (et donne son nom à) cette
compilation peut se voir comme métaphore de cette transition, avouant se languir d'amour pour pouvoir, enfin, ne plus avoir à recourir aux anti-dépresseurs.
J'ai compris à l'usage que si ces chansons m'avaient dès le départ déçu, c'est qu'une bonne partie d'entre elles reposaient sur des introductions décevantes. Soit par des attaques manquant de
tranchant, soit par une impossibilité de trousser des riffs de guitare qui ne sonnent pas comme des pastiches de Big Star. L'amour de cette musique passe donc par un deuil de l'introduction
magique, du coup de foudre. Une fois celui-ci fait, il est intéressant d'observer comment le groupe, sur la durée d'une décennie, paraît progresser millimètre par millimètre au fil de ses
albums, à force de répéter les mêmes gestes. Un peu comme les jeunes footballeurs des centres de formation italiens, que l'on oblige à faire des passes - le geste le plus simple de ce sport -
des dizaines, centaines, milliers de fois, jusqu'à ce que cela devienne pour eux aussi naturel que de respirer.
La semaine dernière, j'ai appris comment jouer à la guitare Serious Drugs (1992) et It Hasn't Ended (1994). C'est en mettant ces deux chansons, distantes de deux ans, côte à
côte, que j'ai pris conscience de cela. Il y a bien des similitudes entre ces deux chansons, en leur simplicité même, qui les voit se satisfaire au refrain d'un ré et d'un sol majeurs, leurs
soli aussi (de trompette pour la première, guitare électrique pour la seconde), riches de bien des notes communes. Et pourtant, il est manifeste que It Hasn't Ended joue plus finement
avec le temps, les brisures de rythme, les harmonies haut perchées. Le fil conducteur tout le long du disque est un primat des angles ronds, ainsi que la voix de Duglas, qui ne change jamais et
qui fascine d'autant plus qu'elle est aux antipodes (juvénile, extrêmement retenue, faussement maladroite, étrangère à toute forme de trémolo) de ce que sa physionomie de dandy amoché, au
visage taillé à la serpe, peut nous faire attendre.
Il y a chez les BMX Bandits deux catégories de chansons que j'aime passionnément : celles qui ne font que deux minutes (à quelques secondes près) et les reprises. Les premières répondent à
un constat empirique chez moi : j'ai une affection particulière pour beaucoup de chansons de deux minutes. Single Pigeon de Paul McCartney, Untitled Melody d'Orange
Juice, He Gives Us All His Love de Randy Newman, Yellow Sarong de Yo La Tengo. Ce sont souvent des chefs-d'œuvre qui s'ignorent. Elles ne possèdent presque jamais de pont, ou
bien il leur manque un couplet. Ce qu'elles ne dévoilent que partiellement, cette pudeur qui leur est propre, invite à les réécouter plus souvent que de raison. C'est endémique, presque :
elles ne peuvent pas être des tubes. Elles s'en fichent. Elles ne trichent pas. Come Out of the Shadows est l'une d'elles. Dans les notes de pochette, Duglas T. Stewart dit qu'il
s'agit d'une de ses préférées. Il y a effectivement quelque chose d'admirable dans cette manière de faire rentrer autant de nuances, d'instruments (ces torsades de violons !) dans un cadre
aussi petit, sans que rien ne semble à l'étroit.
Quant aux reprises, elles sont chez les Bandits d'autant plus émouvantes qu'elles répondent à une politique tacite à la Robin des Bois : prendre aux riches pour donner aux pauvres.
Exemple : s'ils s'attaquent à une chanson de Burt Bacharach (It Doesn't Matter Anymore), c'est pour lui enlever un peu de lustre et de brillantine, lui instiller une jolie dose de
rigidité britannique, l'offrir en partage à hauteur d'homme. A contrario, quand ils reprennent That Summer Feeling de Jonathan Richman, à l'origine simple guitare-voix, ils convient
Norman Blake de Teenage Fanclub aux chœurs, une légende de la soul blanche américaine pour chanter le dernier couplet (Dan Penn) et l'ornementent avec goût pour, autant que possible, donner
corps à l'éternellement incernable sentiment de l'été. (il est possible d'écouter sur leur Myspace un autre exemple: leur version live épurée du sublime mais aussi initialement surproduit Love and Mercy de Brian Wilson)
Une photographe existe, qui montre Kurt Cobain, au début des années 90, portant un t-shirt des BMX Bandits au cours d'un festival de rock anglais. Ce n'est pas si surprenant que cela :
dans un entretien accordé à Emmanuel Tellier, quelques mois avant son suicide, Cobain disait au fond avoir toujours rêvé d'écrire des pop-songs parfaites, chose que la majorité de ses fans ne
pouvaient admettre. Dans le sens inverse, Duglas T. Stewart aurait-il lui rêvé un jour d'être une rock-star ? La chanson We're Gonna Shake You Down, produite par Kim Fowley, le
laisse à penser. Il s'y produit ce phénomène étonnant : Dugly replonge dans ses jeunes années (« Back in '85, I had a dream, we'd be a band, we'd be a team ») et, tout
en se montrant plus dur qu'il ne l'a jamais été, joue du rock au conditionnel passé, semble imaginer ce qu'aurait été la carrière de son groupe si sa passion pour les Ramones avait pris le pas
sur celle qu'il voue à Michel Legrand. Aujourd'hui, toujours sur Myspace, en ouverture d'un texte enamouré au sujet des Parapluies de Cherbourg, de Jacques Demy, voici ce qu'il dit : « Il existe un art de l'esprit et un
art du cœur. J'ai toujours eu une préférence et un sentiment de connexion plus fort envers l'art du cœur. C'est sans doute le fait d'avoir découvert simultanément, à un âge où j'étais
impressionnable, les toiles joyeuses et culottées de Matisse et la musique de Jonathan Richman, qui a conditionné ces goûts et sens esthétiques personnels qui sont les miens en tant
qu'adulte ». Nous sommes en 2008, beaucoup de choses indiquent que son existence a été jonchée de souffrances, mais au contraire de Cobain, Duglas T. Stewart est en vie. Et, plus
important encore : il vieillit bien.