Par Paul Jossé.
Synopsis
En 1916, durant la Première Guerre mondiale, le général français Broulard ordonne au général Mireau de lancer une offensive suicidaire contre une position allemande imprenable, surnommée « La Fourmilière ». Repoussé par le feu ennemi, le 701e régiment, commandé par le colonel Dax (Kirk Douglas), doit se replier. Le général Mireau demande alors de traduire en conseil de guerre le régiment pour « lâcheté ». L’opposition de Dax limitera le nombre à trois hommes, tirés au sort, qui seront condamnés à mort et exécutés.
Un film qui a mis du temps à se trouver un chemin
Les Sentiers de la Gloire est un film mis en scène par Stanley Kubric en 1957, adapté du best-seller (du même nom) de Humphrey Cobb, publié en 1935. Pourtant, le film de guerre n’est pas isolé dans l’œuvre de Kubrick : Fear and Desire (1953) est son premier opus. Suivent Barry Lyndon (1975), Full Metal Jacket (1987) ou encore Dr Folamour (1964) et, dans une certaine mesure, Spartacus (1960).
Les Sentiers de la Gloire est un film qui connaîtra l’autocensure en France en 1958-59. À sa première diffusion en Belgique, il subit de vives attaques de militaires et d’anciens combattants, choqués par l’attitude de l’Armée Française. De plus la diplomatie française lança une « convaincante » offensive à l’intention des Artistes Associés, distributeurs du film en Europe. Alors que le film remporte un vif succès à Bruxelles (il obtiendra le Prix du Chevalier de la Barre), le Quai d’Orsay demandera à Washington de persuader les distributeurs de renoncer à une exploitation des Sentiers de la gloire en Belgique. Le film, autocensuré, ne sortira seulement qu’en 1975, profitant de l’apaisement des tensions et des faibles audiences de l’été, pour la première fois en France.
« Le patriotisme est le dernier refuge des crapules » (Colonel Dax, citant Samuel Johnson)
Ce film relate l’assaut de soldats français en 1916. Kubrick nous montre des tranchées profondes, boueuses, où des corps blessés, ou morts, jonchent sur le sol. L’officier responsable du régiment, le Colonel Dax, vit avec ses hommes, dans une cabane terreuse étroite et sombre. Le rendu du décor planté est très réaliste. Un détail crucial au film est que jamais Kubrick ne nous montre l’ennemi. Ainsi, l’impression donnée est que le 701e régiment ne semble, lui-même, jamais le voir. Ce point est déterminant dans la compréhension du film : les soldats affrontent la mort dans cet assaut suicidaire. Nul besoin de voir tel ou tel soldat ennemi lutter dans le cadre de l’attaque, puisque celle-ci est futile stratégiquement et tactiquement, par les Généraux Broulard et Mireau.
La scène principale est l’assaut du 701e régiment. Réalisée en deux temps : la charge d’une première escouade depuis les tranchées ; puis la charge d’une seconde en soutien, qui va se révéler être un échec, simplement parce qu’elle ne permettra pas plus de traverser le no man’s land que la première escouade anéantie par les obus allemands. Ce que le Général Mireau appelle de la lâcheté, Kubrick nous la montre sous un autre jour : l’Homme est un individualiste de nature. Cet assaut est la représentation de l’intérêt général suprême, qui est la défense de la nation par un patriotisme exacerbé. Le sacrifice du soldat pour sa terre. Or par le refus d’aller au front, lorsque le combat engagé semble perdu d’avance, Kubrick démontre que c’est la survie individuelle qui prime.
« Le moyen de maintenir la discipline, c’est de fusiller un homme de temps à autres » (Général Mireau)
Pousser la réflexion plus loin sur cette attaque perdue d’avance, et ordonnée par des Généraux dont la responsabilité est intouchable de par leur statut, me remémore une idée défendue par Frédéric Bastiat : des ordres donnés par un nombre réduit d’hommes (pensant la loi, ou l’Intérêt Général et qui trouveront toujours leur intérêt récompensé, et, jamais, leur responsabilité accusée) à une majorité d’autres, n’amène jamais rien d’autre qu’iniquité. Ce film est un drame : trois soldats, plus ou moins tirés au sort, se feront fusiller. Kubrick nous pose la question : qui est plus à même de juger ce qui est bon pour soi-même : le sacrifice de sa vie pour une vaine attaque, ordonnée par des officiers méprisant la vie de l’homme, ou sa survie, quitte à désobéir, en attente de jours meilleurs ? Et de plus : l’intérêt général, ainsi défini, est-il la somme des intérêts particuliers, ou seulement l’intérêt de ceux qui disposent du pouvoir d’ordonner ?
Stanley Kubrick, nous démontre dans Les Sentiers de la Gloire, que notre propre vie – notre propre intérêt finalement, c’est-à-dire notre individualisme – prime sur l’intérêt du collectif. Et il le fait lorsque l’intérêt général est ultime : la défense de sa patrie, la sauvegarde de sa souveraineté, la force de la nation luttant contre les offensives d’une autre, bref, la guerre. Et la nature humaine, telle qu’il la conçoit, se révèle lorsqu’elle est face à un (non) choix impliquant son existence même.
« La loi peut bien forcer l’homme à rester juste ; vainement elle essaierait de le forcer à être dévoué » nous dit Frédéric Bastiat1
Pourtant il y a une constante « humaniste » dans ce film. C’est le Colonel Dax. Sa position est d’abord majeure : il entretient une relation avec les hommes de son régiment, qu’il espère de confiance, et des relations privilégiées avec le corps d’officier supérieur, représenté par les Généraux Broulard et Mireau. Je dis « humaniste » mais sans doute devrais-je dire « fraternel » : alors que ses hommes sont tirés au sort pour être condamnés pour lâcheté au combat, le colonel Dax se constitue leur défense devant la Cour martiale. Même devant l’acharnement et l’orientation politique du Ministère public, le Colonel Dax, par loyauté et fraternité envers ses hommes, les contre-interroge afin d’équilibrer le procès. Vain et impuissant, il ne peut rien tenter de plus pour les sauver, et ils seront finalement condamnés tel que ceci avait toujours été prévu.
Pourtant, il faut le reconnaître, bien que relativement utiles, les exécutions pour mutinerie n’ont jamais résolu le refus d’aller au front de certains soldats. Ainsi cette condamnation à mort devait être appliquée strictement, que les accusés soient coupables ou innocents : c’est l’exemple qui compte. À nouveau Stanley Kubrick montre la stupidité infinie de l’application sommaire d’une telle condamnation : un des trois soldats condamnés est blessé à mort dans sa prison de détention. Il souffre d’une fracture crânienne et est à peine conscient, tant il balance entre la vie et la mort. Pourtant, le général Mireau maintient l’exécution et ordonne que ses yeux soient ouverts lorsqu’il sera fusillé. Adossée à cet exemple, la citation de Bastiat prend une nouvelle dimension : jamais, ni un officier, ni un gouvernement, ni l’État, ni même un autre homme, par la force de la Loi, et quelles que soient la réprimande, l’amende, la condamnation, ne forceront un autre homme à être dévoué à leur cause.
J’aimerais vous rapporter, pour conclure, les propos de Stanley Kubrick, recueillis lors d’une interview de 1958 :
« Le soldat est fascinant parce que toutes les circonstances qui l’entourent sont chargées d’une sorte d’hystérie. Malgré toute son horreur, la guerre est le drame à l’état pur car elle est une des rares situations où des hommes peuvent se lever et parler pour les principes qu’ils pensent leurs. Le criminel et le soldat ont au moins cette vertu d’être pour ou contre quelque chose dans un monde où tant de gens ont appris à accepter une grise nullité, à affecter une gamme mensongère de pose afin qu’on les juge normaux… Il est difficile de dire qui est pris dans la plus vaste conspiration : le criminel, le soldat ou nous. » (Stanley Kubrick, in The New York Times magazine, 12 octobre 1958).
– Les Sentiers de la gloire (Paths of Glory), film de guerre américain de Stanley Kubrick, en noir et blanc, sorti en 1957, avec Kirk Douglas. Durée : 88 mn.
- Frédéric Bastiat, L’État, c’est toi !, p.26, Ed. L’Arche. ↩