Lucia, Acte III © Marco Brescia & Rudy Amisano
Par le miracle des agendas, en un week-end, la Scala a proposé deux des piliers du répertoire italien, Il Trovatore et Lucia di Lammermoor, qui ont attiré un public varié, ravi de voir à la Scala deux œuvres qui illustrent le répertoire dont elle est traditionnellement dépositaire. À y regarder de près, il y a eu à la Scala dans les trente dernières années plus de reprises de Lucia di Lammermoor (1983, 84, 92, 97, 2006) que de Trovatore (1978, 2000). Il est vrai que si vous avez une Lucia qui passe la rampe, le reste de la distribution est peut-être plus facile à réunir que pour Trovatore qui exige une équipe sans failles.
C’est une nouvelle production qui est ici présentée, louée au MET, signée Mary Zimmermann. Production assez fameuse montée en 2007 autour de Natalie Dessay qui en était la vedette incontestée, dont la photo tapissait jusqu’aux murs du métro newyorkais.
Mary Zimmermann, fille d’universitaires, originaire du Nebraska, a vécu aussi en Europe (Londres et Paris), on lui doit notamment des mises en scène de Shakespeare, mais aussi d ‘adaptations de grandes œuvres littéraires au théâtre (Ovide, par exemple). Au MET, outre Lucia, qui ouvrit la saison 2007-2008, on lui doit aussi La Sonnambula, toujours pour Dessay, et l’Armida de Rossini autour de Renée Fleming. Le public américain a accueilli diversement ses efforts pour actualiser le propos d’opéras qui restent difficiles à mettre en scène à cause de livrets souvent indigents et de difficultés vocales qui font se concentrer les chanteurs sur leurs airs plutôt que sur leur performance d’acteur.
C’est le cas de cette Lucia, transposée dans une Écosse du XIXème, dans un décor de Daniel Ostling qui pourrait presque convenir à Eugène Onéguine, et illustre des rapports familiaux qui font de la femme à qui est refusée toute voix au chapitre un objet d’échange et d’enjeux politiques. La vision de Mary Zimmermann pose une ambiance à la Jane Austin, mâtinée de Flaubert, avec des moments traditionnels, d’autres plus étonnants, notamment pendant la scène du mariage au deuxième acte, où un photographe vient composer la traditionnelle photo de noces, en essayant de faire poser amoureusement une Lucia absente et un Arturo gêné autour d’une noce artificielle dont finalement est assez bien rendu tout le côté convenu et arrangé.
Anna Netrebko au MET © MET Opera
La scène de la folie est structurée autour d’un immense escalier, qui trône, monumental au milieu de décor, mais bien peu utilisé, puisque Lucia le descend rapidement pour chanter son air sur le devant de la scène.
Scène finale © Marco Brescia & Rudy Amisano
Quant à la dernière scène, l’air Tombe degli avi miei est chanté dans un cimetière comme le veut la tradition ; et au total Mary Zimmermann ne change pas grand-chose au déroulement habituel de l’opéra : seul, le spectre blanchâtre de Lucia, déjà apparu au 1er acte lors de la scène de la fontaine (Regnava nel silenzio), annonciateur de la suite tragique de l’histoire, vient prendre dans ses bras Edgardo expirant faisant de la scène finale une sorte de remake de Romeo et Juliette.
Rien de profondément bouleversant dans une mise en scène très discutée à sa création au MET : des tableaux bien faits, une ambiance gris argent assez réussie sur fond d’Ecosse sombre et brumeuse, c’est toujours un peu mieux que Luciano Pavarotti en kilt dans la vieille mise en scène de Pier Luigi Pizzi dans les années 80 qui elle aussi s’efforçait de démédiévaliser l’histoire de Walter Scott.
Du point de vue musical, la direction routinière de Pier Giorgio Morandi, honnête artisan qui accompagne les chanteurs en les couvrant quelquefois, sans égard pour un répertoire dont il ne révèle pas vraiment les beautés. Il n’éclaire pas, ne commente pas, se contentant d’illustrer sans aucune espèce d’invention et surtout ne préparant pas des ambiances qui aideraient à colorer les airs. Aucune subtilité, aucun raffinement, aucune finesse avec des parties solistes (harpe) sans vraie poésie. Accompagnateur plus que direttore et concertatore, Pier Giorgio Morandi est l’un de ces chefs qui assurent la soirée sans la porter : il y aurait beaucoup à dire sur ce que trahit ce type de choix : au MET en 2007, le chef s’appelait James Levine. À la Scala, on considère sans doute que pour une Lucia de série, même dans une production nouvelle (mais pas neuve), il n’est pas besoin de (se) dépenser.
Acte I © Marco Brescia & Rudy Amisano
La distribution affichait une Lucia nouvelle sur le marché scaligère, Albina Shagimuratova, un soprano qui m’avait intéressé dans une Reine de la nuit vue il y a quelques années à Lucerne sous la direction de Daniel Harding dont j’écrivais « Une exceptionnelle Reine de la Nuit en la personne de la jeune russe/ouzbèque Albina Shagimuratova, une voix bien posée, assez large, avec du corps et du volume, et toutes les notes, sans effort. Impressionnante dans ses deux airs, elle triomphe facilement et conquiert le public. A suivre absolument…». Mais Lucia n’est pas la Reine de la nuit : le rôle exige une vraie ligne de chant, une coloration variée, une ductilité vocale et surtout un engagement interprétatif qu’Albina Shagimuratova ne possède pas. Les notes sont presque toutes là, encore que le final de l’acte II soit sérieusement fragilisé (voce calante diraient nos amis italiens) mais elles restent singulièrement froides, distanciées, sans expression : les attaques sont fixes, les cadences peu adaptées à cette voix sans grande souplesse toujours à la limite de la justesse. Elle se sort sans casse de la première partie de l’air de la folie (il dolce suono) accompagnée à la flûte et non au glassharmonica (armonica de verre) de la version originale comme à New York, qui donnait une autre couleur à l’ensemble. La seconde partie de la scène (spargi di qualche pianto) plus banale, sans relief, sans personnalité, est accueillie par le public avec indifférence.
L’Enrico de Massimo Cavaletti n’a pas vraiment le format du rôle, notamment son premier air cruda, funesta smania où les aigus sont serrés et forcés et où l’on perçoit des tensions notables, voix engorgée, absence de couleur. Un Enrico jamais vraiment convaincant (Mariusz Kwiecien à New York avait un tout autre relief).
Juan Antonio Gatell en Arturo avec sa voix de ténor élégante, n’arrive tout de même pas à exister dans les ensembles par manque de volume, et l’Alisa de Barbara de Castri nous inflige dans le final de l’acte II trois la hurlés, sorte de cris sortis de la basse-cour qui étonnent et provoquent l’hilarité par le ridicule de la situation.
Le Raimondo de Sergey Artamonov n’a peut-être pas toujours la profondeur voulue, mais la voix est bien posée, affirmée, émise avec sûreté et au total, la prestation est très honorable : il remporte un bon succès.
Vittorio Grigolo © Marco Brescia & Rudy Amisano
Enfin Vittorio Grigolo, sur lequel j’ai souvent émis bien des réserves tant sur la technique, que sur le style, arrive à mettre un peu de chaleur et d’élan dans cette glaciation générale. Certains de mes amis qui avaient vu les premières représentations m’ont dit que jusqu’à l’acte III les choses n’étaient pas en place mais que l’air Tombe degli avi miei avait été remarquable. Je dois reconnaître qu’à peine il apparaît, dès sa première scène avec Lucia les choses basculent et il y a sur scène une couleur, un engagement, et même du style et des efforts que je ne lui connaissais pas pour retenir la voix, pour moduler, bref pour chanter vraiment. Face à une Lucia tout d’un bloc, cet Edgardo tranche et emporte l’adhésion notamment dans le duo Verranno a te sull’aura. Il est présent, il n’en fait pas trop et évidemment son final de l’acte III (ou de l’acte II selon les éditions qui comptent la première partie La partenza comme prologue ou comme acte I ) est notable par son intensité et son engagement. C’est lui qui colore et qui habite une de ces soirées dont on ne garderait sans doute sinon aucun souvenir.
Acte I © Marco Brescia & Rudy Amisano
Il faudra repasser à la Scala dans le futur pour attendre une Lucia digne de ce théâtre où une certaine Callas et un certain Karajan portèrent le public à la folie partagée, et où sans remonter à cette légende-là, dans les trente dernières années Luciana Serra, June Anderson, Mariella Devia (en 2006) nous ont dit comment Lucia di Lammermoor pouvait nous émouvoir et nous emporter.
Acte I © Marco Brescia & Rudy Amisano