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Photo publiée hier par le RGC sur sa page Facebook
A l'intérieur du Templete.
Derrière la sentinelle, les ruines de la maison natale de San Martín
Après la mort de San Martín, on a tenté d'identifier parmi les ruines ce qui aurait été la maison du vice-gouverneur. Le choix s'est fixé une moitié d'une belle maison de sept pièces au-dessus de laquelle la République argentine a construit un grand bâtiment blanc, qui la protège des intempéries et sert aussi de musée. C'est à l'intérieur de ce musée, qu'on appelle El Templete de Yapeyú, qu'hier le vice-gouverneur de la Province et le maire de la commune ont rendu l'hommage habituel, à l'abri des orages monstrueux qui affectent depuis plusieurs jours le Litoral argentin (avec beaucoup de dégâts à la clé). Excellent petit documentaire argentin sur Yapeyú Une production Altasierra (Córdoba)
Le quotidien provincial, Corrientes Hoy, en rend compte ce matin avec une galerie d'images, en nous précisant que l'hommage s'est tenu à l'heure même où eut lieu la naissance il y a 236 ans (1)
La disparition hier en Uruguay de Carlos Páez Vilaró m'a fait reporter à ce soir l'article que j'avais prévu de publier pour marquer cette date dans le cadre de la présentation de San Martín par lui-même et par ses contemporains, que je publie en mai aux Editions du Jasmin.
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Je vous propose, en version bilingue bien entendu, une petite page du capitaine Basil Hall (1788-1844), de la Royal Navy, choisie parmi les notes qu'il a prises en 1821, quelques jours avant que San Martín n'entre dans la capitale péruvienne. Cette poignée d'anecdotes nous montrent un San Martín proche des autres, sensible et terriblement attachant. L'inverse de l'arrogance napoléonienne qui nous vient spontanément à l'imagination lorsque nous pensons à ces généraux de l'époque révolutionnaire.
Comme je vous le disais dans mon précédent article, Basil Hall, commandant de HMS Conway, croisait entre El Callao et Valparaíso pour veiller aux intérêts commerciaux du Royaume-Uni au milieu des désordres de la guerre. Sur les côtes péruviennes, il passait ainsi de San Martín au vice-roi Pezuela, puis après le renversement de celui-ci, au vice-roi La Serna pour prendre la mesure de la situation et donner à ses compatriotes négociants, installés au Pérou, les conseils les plus avisés. Comme on va le voir, entre San Martín et les deux vice-rois, il se fit vite une religion et son attitude, apparemment neutre, aida objectivement la cause indépendantiste.
Je prends le livre de Hall au moment où une toute première délégation de Lima vient de se présenter à bord de la corvette Moctezuma, pour sonder les intentions de San Martín. Basil Hall est à bord, peut-être parce qu'en tant qu'officier neutre, il accompagne les parlementaires. San Martín vit sur ce bâtiment, à quelques encablures du reste de la flotte chilienne, commandée par Lord Cochrane. Le marin britannique nous rapporte maintenant la réponse du général à la délégation limègne. Nous sommes le 7 juillet 1821, quelque part à l'ancre, dans les passes qui mènent au port fortifié du Callao, presque à portée de canon de la plus puissante rade militaire des Nouvelles Indes, alors que les troupes du vice-roi ont déjà quitté la capitale.
"For the last ten years" said he, "I have been unremittingly employed against the Spaniards; or rather, in favour of this country, for I am not against any one who is not hostile to the cause of independence. All I wish is, that this country should be managed by itself, and by itself alone. As to the manner in which it is to be governed, that belongs not at all to me. I propose simply to give the people the means of declaring themselves independent, and of establishing a suitable form of government; after which I shall consider I have done enough, and leave them." Those who heard this declaration at the time with scorn and incredulity will do well to take notice how exactly the whole of his subsequent conduct was in accordance with these professions. General San Martin is now residing in retirement at Brussels.
Pendant les dix dernières années, dit-il, je me suis sans cesse employé contre les Espagnols ou plutôt en faveur de ce pays, car je ne suis contre personne pour autant qu'on ne soit pas hostile à la cause de l'indépendance. Tout ce que je souhaite est que ce pays puisse se gouverner lui-même et seul. Quant à la manière dont il doit être gouverné, cela ne m'appartient en aucune façon. Je me propose seulement de donner au peuple les moyens de se déclarer indépendant et d'établir une forme convenable de gouvernement. Après cela, je considérerai que j'en ai assez fait et je les quitterai. Ceux qui écoutèrent alors cette déclaration avec mépris et scepticisme feront bien de remarquer à quel point la suite de sa conduite était conforme à ces professions de foi. Le général San Martín s'est à présent retiré et réside à Bruxelles. (2) (Traduction Denise Anne Clavilier)
On the next day, the 8th of July, a deputation of the principal inhabitants of Lima was sent to invite San Martin formally to enter the capital, as the inhabitants had agreed, after the most-mature deliberation, to the terms proposed. To this requisition he assented, but delayed his entry till the l2th, some days after.
Le lendemain, 8 juillet, une députation des habitants de haut rang de Lima fut envoyée pour inviter solennellement San Martín à entrer dans la capitale, puisque les habitants avaient accepté, après mûres réflexions, les termes proposées. Il consentit à cette demande mais retarda son entrée jusqu'au 12, quelques jours plus tard. (Traduction Denise Anne Clavilier)
It is proverbially difficult to discover the real temper and character of great men: and I was, therefore, on the watch for such little traits in San Martin as might throw a light on his natural disposition; and I must say that the result was most favourable, I took notice, in particular, of the kindly and cordial terms upon which he lived with the officers of his family, and all those with whom his occupations obliged him to associate. One day at his own table after dinner, I saw him take out his cigarrera, or pouch, and while his thoughts were evidently far away, choose a cigar more round and firm than the rest, and give it an unconscious look of satisfaction; when a voice from the bottom of the table called out, "Mi General !" He started from his reverie, and holding up his head, asked who had spoken. "It was I" said an officer of his establishment who had been watching him; "I merely wished to beg the favour of one cigar of you."- "Ah ha!" said he, smiling good-naturedly, and at once tossed his chosen cigar with an assumed look of reproach to the officer.
Il est d'une difficulté proverbiale de découvrir le caractère et le véritable tempérament des grands hommes (3). J'étais donc à l'affût chez San Martín de tous ces petits traits de nature à jeter une lumière sur ses dispositions naturelles et je dois dire que le résultat fut très favorable (4). J'ai remarqué en particulier en quels termes cordiaux et aimables il vivait avec les officiers qui faisaient partie de sa famille (5) et tous ceux que ses activités l'obligeaient à fréquenter. Un jour, à sa propre table, après dîner, je le vis sortir sa blague à cigares, et tandis que de toute évidence sa pensée était ailleurs, il choisit un cigare plus rond et plus ferme que les autres et lui jeta, sans en avoir conscience, un regard satisfait, quand une voix, venue du bout de la table, l'interpella. "Mon général !" Tiré de ses songes, il releva la tête et demanda qui avait parlé. "C'est moi, dit un officier de sa suite qui jusque là l'observait : je souhaitais juste implorer la faveur d'un de vos cigares." - "Ah ah !", dit-il, en souriant avec bonhomie, et sur le champ, il lui lança le cigare qu'il venait de choisir tout en faisant mine de le reprocher à l'officier. (Traduction Denise Anne Clavilier)
To everybody he was affable and courteous, without the least show or bustle, and I could never detect in him the slightest trace of affectation, or anything, in short, but the real sentiment of the moment. I had occasion to visit him early one morning on board his schooner, and we had not been long walking together, when the sailors began washing the decks. "What a plague it is" said San Martin, "that these fellows will insist upon washing their decks at this rate!'- "I wish my friend," said he to one of the men, "you would not wet us here, but go to the other side." The seaman, however, who had his duty to do, and was too well accustomed to the General's gentle manner, went on with his work, and splashed us soundly. "I am afraid, cried San Martin, we must go below, although our cabin is but a miserable hole, for really there is no persuading these fellows to go out of their usual way."
Envers chacun, il était affable et courtois, sans la moindre comédie ou fébrilité, et je n'ai jamais pu détecter chez lui la plus légère trace d'affectation ou d'autre chose, bref rien d'autre que le véritable sentiment du moment. J'eus l'occasion de lui rendre visite tôt un matin à bord de sa goëlette et nous marchions ensemble depuis peu quand les matelots commencèrent à laver le pont. La peste soit de tout ceci, dit San Martín. Cette façon qu'ont ces gens de ne pouvoir s'empêcher de laver le pont ! Mon ami, dit-il à l'un des hommes, je souhaite que vous cessiez de nous tremper ici et que vous alliez de l'autre côté. Les marins cependant, qui avaient leur devoir à accomplir (6) et avait trop l'habitude des manières avenantes du général, continua son travail et nous aspergea d'abondance. J'ai bien peur, s'écria San Martín, que nous devions descendre, bien que notre cabine ne soit qu'un misérable trou, car vraiment, il n'y a pas moyen de persuader ces gens de déroger à leurs habitudes. (Traduction Denise Anne Clavilier)
These anecdotes, and many others of the same stamp, are very trifling, it is true; but I am much mistaken if they do not give more insight into the real disposition than a long series of official acts: for public virtue, whether justly or not, is unfortunately held to be so rare, that we are apt to mistrust a man in power for the very sane actions, which, in a humble station, would have secured our confidence and esteem.
Ces anecdotes et beaucoup d'autre de la même nature sont fort futiles, il est vrai. Mais je me trompe sans doute fort si elles ne nous introduisent pas bien plus qu'une longue série d'actes officiels dans le secret de ses véritables dispositions. Car la vertu publique, à juste titre ou non, est malheureusement tenue pour si rare que nous sommes capables de nous défier d'un homme au pouvoir pour ces mêmes saines actions qui, dans une position humble, auraient assuré notre confiance et notre estime. (Traduction Denise Anne Clavilier)
L'extrait présenté ici est tiré de la sixième édition de l'ouvrage, publiée en 1840, à Londres. Cette version est enrichie de quelques commentaires qui ne figuraient pas dans la première édition, sortie en 1824 à Edimbourg.
Première page de l'édition française, de 1825
qui fait mention de l'incroyable succès du livre original...
Pour participer à la souscription du livre, ouverte jusqu'au 30 avril 2014 (20 € au lieu de 24,90, prix public après parution), vous pouvez télécharger le bulletin en format imprimable, consulter la page consacrée à l'ouvrage sur mon site Internet ou visiter celui des Editions du Jasmin. En 1951, Juan D'Arienzo avait enregistré un tango intitulé Yapeyú... Mais ce n'était pour la petite ville du nord. C'était le nom d'un cabaret de Palermo. Quel manque de respect !
(1) Ils y vont fort, les Correntinos ! A cause de toutes les péripéties racontées plus haut, on ne peut pas être tout à fait certain que la date est la bonne. Alors l'heure ! Certes, le jour a toutes les chances d'être exact car à cette époque, on datait les événements en fonction du sanctoral (celui du Concile de Trente bien sûr) et que par conséquent, si San Martín a toujours su qu'il était né en 1778, ce qui ne semble pas faire le moindre doute, il est on ne peut plus vraisemblable qu'il savait être né le lendemain de la saint Matthias, c'est-à-dire le 25 février, qui cette année-là tombait un mercredi (il y avait donc eu une grande fête d'un des apôtres la veille, le mardi, en pleine semaine, ça ne s'oublie pas dans une famille léonaise aussi pieuse que la sienne). Cette information se transmettait oralement. La date ne servait jamais sur le plan administratif. On préférait alors calculer l'âge, avec tous les risques d'erreur qui s'y attachaient (vous le constaterez dans mon livre sur sa feuille de service de l'Armée espagnole, établie en 1809). De plus, aucune trace écrite de l'événement ne nous est parvenue. Il est donc probable qu'à Yapeyú, quand tous les savants de Buenos Aires venaient faire leurs relevés dans les ruines de l'ancien bourg, on a un jour décidé arbitrairement d'une heure précise en se fondant sur un symbole important pour la population locale, toujours très fortement guaranie, à moins que celle-ci n'ait été déterminée autoritairement par quelque savant portègne. Il y a deux ans à la Librería Avila, à côté de la Manzana de las Luces,dans le cœur de Buenos Aires, je suis tombée sur une très ancienne monographie au papier jauni, avec des vieilles photos prises par les historiens d'alors pour raconter l'histoire de ces ruines et de leur sacralisation patriotique. (2) Il est clair que cette phrase a été ajoutée dans une réédition puisqu'au moment de l'écriture du premier livre, San Martín n'avait pas encore gagné la Grande-Bretagne et qu'on le croyait encore en Amérique du Sud. En revanche, on savait déjà depuis longtemps qu'il avait quitté le pouvoir et qu'il avait regagné Mendoza, en Argentine. Néanmoins, dans la première édition, Basil Hall ne fait pas encore de commentaire dans ce sens. (3) C'est quelqu'un qui a pu s'entretenir à Sainte-Hélène avec Napoléon qui fait cette affirmation. Il savait donc de quoi il parlait. (4) Sous la Restauration, après l'expédition des cent mille fils de Saint-Louis envoyée en 1823 par Louis XVIII en Espagne pour rétablir Fernando VII dans ses pouvoirs d'Ancien Régime, contre la révolution libérale qui régnait outre-Pyrénées depuis le 1er janvier 1820, un imprimeur courageux, sis rue Hautefeuille dans le Quartier Latin, fit paraître à Paris une traduction du premier tome du livre de Basil Hall (le tome 2 est pris en charge par un autre artisan). On était en 1825. Et cette phrase "It is proverbially difficult to discover the real temper and character of great men: and I was, therefore, on the watch for such little traits in San Martin as might throw a light on his natural disposition; and I must say that the result was most favourable" devient : "Ce n'est point une tâche facile de définir le vrai caractère des grands hommes ; cependant en observant San-Martin, je crois avoir saisi quelques uns de ses traits et avoir reconnu les qualités qui le distinguent. Je me fais un devoir de reconnaître que l'ensemble de mes observations est à son avantage" (traduction restée anonyme). En 1950, José Luis Busaniche (1892-1959) a publié en Argentine, dans le cadre de l'Année San Martín un ouvrage intitulé San Martín visto por sus contemporáneos, où il a agrégé toutes sortes de témoignages en faisant appel, pour toutes les langues étrangères, aux traductions anciennes, la plupart du temps de la première moitié du 19ème siècle (sauf pour le livre de Samuel Haigh, qui semble n'avoir pas été traduit en espagnol avant 1917, au Chili). Et cela donne un résultat très contestable à cause de cette absence de sens critique sur des traductions qui répondent à des exigences qui ne sont pas les nôtres. Malheureusement, aujourd'hui encore, c'est avec ce recueil que travaillent bon nombre d'historiens et de professeurs d'histoire en Argentine. (5) Sans doute ses deux beaux-frères, Manuel et Mariano (de) Escalada, son oncle par alliance, Hilarión de la Quintana, avec lequel il n'avait que peu d'années de différence, et peut-être Basil Hall compte-t-il dans ce nombre Tomás Guido, lointain cousin de Tomasa de la Quintana, sœur de Hilarión et mère de Remedios, Manuel et Mariano.
(6) A leur décharge, les marins sont placés sous le commandement direct de Lord Cochrane, même s'ils servent sur la goëlette où se trouve San Martín, et Cochrane, en officier de marine britannique qu'il est, ne plaisante pas avec la discipline. Il est terrible et même les officiers de l'armée libératrice du Pérou le craignent au point de s'en ouvrir parfois à San Martín, qui les connaît asse bien pour alors les protéger de la fureur démente de celui qu'il appelait le Lord Flibustier. Qui plus est, l'immense majorité des matelots étaient britanniques ou nord-américains et comprenaient mal l'espagnol. Or si San Martín avait parlé anglais à cet homme, il est probable que Basil Hall le mentionnerait. Le matelot ne comprend sans doute pas très bien ce qu'on lui dit et ça ne semble pas l'inquiéter plus que cela. Ce qui fait que Hall tire sans doute tout de même la bonne conclusion de l'épisode.