Balbutiements chroniques, par Sophie Torris…

Publié le 26 février 2014 par Chatquilouche @chatquilouche

Cher Chat,

Si je respecte mon plan de match, je compte bien jouer les prolongations dans l’enseignement.  C’est un métier que j’aime et même s’il m’arrive de temps en temps de patiner sur la bottine, j’ai toujours eu la rondelle enthousiaste.  Mais voilà que dernièrement, malgré une ligne de tir plutôt efficace, j’ai frappé le poteau.  Laissez-moi donc vous conter, le Chat, ma dernière mise en échec.

C’était il y a une semaine, dans une salle de cours, avant les séries d’examens qui précèdent la relâche.  Alors qu’en pleine joute magistrale, je tentais, avec force explications et gesticulations, de transformer quelques savoirs théoriques en opportunités offensives, un cri de victoire s’est soudainement élevé de la mêlée étudiante pourtant plutôt passive.  Avais-je déjà compté un but alors que nous n’étions qu’en première période ?  Après consultation des officiels, j’appris que non seulement je n’avais pas scoré mais qu’en plus, Marie-Philip Poulin venait de me retrancher dans les ligues mineures, et ce, sur mon propre terrain !  En effet, sur le banc même de mes joueurs ou plutôt sur une paire de genoux, camouflé sous une table, un iPhone diffusait à mon insu, en direct de Sotchi, le match des Canadiennes.  J’avais beau donner mon 110 %, la concurrence était rude.

J’étais en désavantage numérique.  Encore une fois.

Alors, je vous laisse juge de ces lignes, cher Chat.  Fallait-il jeter les gants et mettre le coupable sur le banc des pénalités ou passer la Zamboni* comme si de rien n’était ?

Il faut savoir que le taux d’équipement en matière de téléphones intelligents est de 65 à 100 % selon les classes.  Leur force de frappe est donc indéniable et contrairement à ce que croit l’élève qui planque ses tirs du poignet sous la table, l’enseignant repère rapidement toutes échappées sur internet.  Tout simplement parce qu’il n’est plus regardé.  Il faut dire que quand l’œil se prête aux infidélités numériques, c’est sans aucune pudeur que les têtes s’inclinent vers l’objet du délit.

Cette mise en échec par un écran est troublante pour celui qui, depuis la naissance de la pédagogie, a toujours été le centre d’intérêt de sa classe, celui vers qui convergent tous les yeux même si, ne soyons pas dupes, il est de ces regards qui nous traversent comme autant de hors-jeux.  L’œil a beau être fixe, il n’est pas toujours la preuve d’une attention soutenue.

Mais une classe qui ne regarde pas est-elle automatiquement une classe qui n’écoute pas ?  Figurez-vous, le Chat, que les jeunes de cette génération connectée, en proie à une mutation anthropologique, seraient aptes à faire plusieurs choses en même temps.  Un vrai tour du chapeau !  Poursuivre trois buts simultanément : naviguer sur le web, texter un ami et écouter le professeur.  J’ai, pour ma part et pour preuve, déjà reçu plusieurs passes à l’aveuglette qui m’ont déstabilisée et ont forcé par la même occasion mes plus beaux arrêts à la mitaine.

En skatant sur le web, la classe peut donc élever son jeu d’un cran en ayant accès à un tas de savoirs qui matérialisent souvent les insuffisances d’un cours.  Go Apps Go !  Le travail dans les coins serait alors sans doute plus utile que l’improductivité de l’élève qui s’ennuie, non ?

Et puis, j’ai beau « avoir la dureté du mental »*, je risque de m’épuiser à vouloir gagner une game perdue d’avance contre les pratiques sociales des jeunes.  La vie en classe ne doit-elle pas refléter la société de demain ?  En tant que gardienne de leurs buts, n’est-ce pas en suscitant les assistances numériques que je peux espérer avoir un taux d’efficacité de plus de 500 ?

Il resterait ensuite à leur apprendre à ne pas niaiser avec la puck, car je pourrais facilement me retrouver centre d’intérêt sur YouTube, à défaut de l’être au sein d’un huis clos scolaire, et ceci bien avant que je n’accroche mes patins.

Alors, s’il faut qu’une femme porte le jack-strap* pour lancer-frapper de nouvelles pratiques éducatives et changer les règles du jeu, je suis votre…

Boum Boum Torris

* Zamboni : Véhicule conçu pour rendre lisse la surface glacée des patinoires.

* Réplique de Marc Messier dans le film Les Boys.

* Jack-strap : Sous-vêtement uniquement masculin, composé d’une poche dans laquelle est introduite une coquille pour protéger les organes génitaux lors de la pratique de sports à risque.

Notice biographique

Sophie Torris est d’origine française, Québécoise d’adoption depuis dix-sept  ans. Elle vit à Chicoutimi, y enseigne le théâtre dans les écoles et l’enseignement des arts à l’université. Elle écrit essentiellement du théâtre scolaire et mène actuellement des recherches doctorales sur l’impact de la voix de l’enfant acteur dans des productions visant à conscientiser l’adulte. Elle partage également une correspondance épistolaire avec l’écrivain Jean-François Caron sur le blogue In absentia. (http://lescorrespondants.wordpress.com)

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)