Un conte merveilleux. Un conte philosophique. Un roman initiatique. Un récit politique, philosophique. Une utopie et une contre-utopie. Un précis d'histoire. Une histoire farfelue et pathétique. Des personnages ridicules et attachants. Une jolie fable légère avec une profondeur philosophique. Une parabole lyrique. Le Baron perché est le mélange de tous ces ingrédients. Le tout lié avec le talent stylistique de Calvino. Calvino me plait. Calvino m'enchante.
L'histoire de prime abord est simplissime. Le déroulement des évènements sublimement ficelés met en lumière les principes fondamentaux les plus complexes de l'Humanité. C'est une réflexion sur l'existence à l'échelle humaine et personnelle mais aussi à l'échelle Humaine et collective.
Suite à une dispute avec son père, Côme décide de se réfugier dans les arbres. Par honneur et par jusqu'au-boutisme, il s'entête à ne jamais poser pied à terre. Au début, cette famille de nobles consensuels "rejette" ce fils différent et marginal. Puis il y a l'inquiétude car ce n'est plus seulement une lubie qui habite le jeune homme mais un véritable mode de vie. Enfin, il y a l'admiration: celle d'une ambition menée à bout, cette volonté et cette indépendance qui se révèlent comme les plus belles forces humaines.
Côme est un révolté. Côme est un Révolutionnaire en devenir.
C'est l'évolution entre la Révolte et la Révolution qui est la pierre angulaire du récit initiatique de ce personnage si Calvinien!
"La révolte ne se mesure pas à l'aune. Même un voyage de quelques pouces peut être un voyage sans retour."
Côme a une vue de haut. Il perçoit différemment le monde. Entre l'animal et le dieu, il est définitivement humain. Il surplombe l'humanité comme un Dieu, il comprend le monde humain. Vu d'en haut, l'ici-bas est plus compréhensible. Cependant, l'aspect divin est rapidement contrebalancé par l'animalisation du personnage vivant comme un singe.
N'Est-ce pas cela, finalement, l'être humain: la juste mesure entre le Dieu et la Bête?
" Côme descendait prendre dans sa gueule un lièvre ou une perdrix, et lui faisait une caresse [à Optimus Maximus (en latin "le plus grand plus grand") le chien]. C'étaient là toutes leurs familiarités. Mais il y avait de l'un à l'autre, entre la terre et les branches, un dialogue, une intelligence continuels, des aboiements, des monosyllabes, des claquements de langue et de doigts. Cette présence si nécessaire de l'homme au chien et du chien à l'homme ne leur faisait jamais défaut; et l'un différant de tous les hommes comme l'autre de tous les chiens, ils ne s'en pouvaient pas moins dire heureux, en tant qu'homme et en tant que chien."
De son arbre, Côme vivra les mêmes expériences humaines et existentielles que n'importe quel autre quidam: la rencontre amoureuse, la conscience politique, la quête identitaire...
Au début, Côme n'a aucune envie d'apprendre quoi que ce soit. Sa vie se résume à la vie dans les arbres. Puis, il lit un livre puis un autre. Puis, il observe et expérimente le monde.
"En somme, la lecture devint l'occupation principale de Côme et le but de toute sa journée, au lieu du divertissement rapide et agréable qu'elle avait été d'abord. Et à force de manier les volumes, de les juger, de les comparer, d'en chercher toujours de nouveaux, entre les lectures faites pour le compte de Jean des Bruyères et son besoin croissant de lire pour lui-même, Côme prit une telle passion pour les lettres et pour l'ensemble des connaissances humaines que les heures du jours ne lui suffisaient plus; il continuait encore à lire, la nuit venue, à la lueur d'une lanterne." Tout cela n'est pas sans rappeler l'éducation de Gargantua.
Côme concentre en lui la marginalité et la philosophie de Diogène (le type antique qui vivait dans son tonneau, qui s'était lié d'amitié avec un chien dont il copiait le comportement d'où son nom Le Cynique...) et l'initiation, la réflexion politique et le savoir-faire humaniste de Gargantua.
Calvino interroge aussi dans cet apologue l'apprentissage culturel: que doit-on apprendre? Qu'apprend-on dans les livres? L'expérience n'est-elle pas la meilleure des institutions?
"Côme ne connaissait pas encore l'amour. Et que vaut n'importe quelle expérience, en l'absence de celle-là? Que sert d'avoir risqué sa vie, quand on n'en connaît pas encore la saveur?"
Et puis... il y a le style "Calvino" qui allie de façon équilibrée la trivialité et la poésie. Pour évoquer, le sentiment amoureux, quoi de plus joli et poétique que d'évoquer la floraison de la nature.
" Les pêchers fleurirent, et les amandiers et les cerisiers. Côme et Ursule passaient ensemble leurs journées dans les arbres couverts de fleurs."
Tout bourgeonne, tout s'épanouit, tout grandit, et tout explose. Il est venu le temps des cerises et des pêchers... mais chut...L'auteur n'en dira pas plus car il faut préserver encore la candeur et la pureté de nos deux créatures avant la chute.Côme, un humaniste? Assurément! Côme, un philosophe des Lumières? Evidemment. Au début, on a du mal à situer le roman: entre le moyen-âge et la civilisation contemporaine. Dans le dernier tiers du livre, on saisit l'époque: le Grand Siècle puisque Côme va rencontrer Diderot ( "Côme Rondeau, lecteur de l'Encyclopédie. Diderot envoya un billet de remerciements."). Il aura vent de la Révolution Française. C'est la force de Calvino: mélanger fiction et réalité.
On pourra aussi y voir une parodie de la Révolution Française et de sa Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen.
"Côme avait rédigé et répandu un "Projet de Constitution d'Une Cité Républicaine, avec Déclaration des Droits des Hommes, des Femmes, des Enfants, des Animaux domestiques et sauvages, y compris les Oiseaux, les Poissons, les Insectes et les Plantes, tant Arbres de Haute Futaie que Légumes et que Prés"! C'était un fort bel ouvrage, qui pouvait servir de guide à toute espèce de gouvernants; mains nul ne le prit au sérieux et il resta lettre morte." Notre auteur nous met en garde dans notre propre contemporanéité: ce n'est pas parce qu'un texte a été établi et qu'il est considéré comme acquis, qu'il est forcément bien respecté. Soyons vigilants. Nous sommes libres et égaux, en théorie. En pratique, ne peut-on pas plus approfondir la question...
Côme est un Révolutionnaire politico-philosophique qui réfléchit sur la nature humaine mais aussi sur sa condition d'être mortel."Sur terre, la jeunesse a vite fait de passer; alors pensez-vous, dans les arbres où tout est destiné à tomber: les feuilles comme les fruits... Côme se faisait vieux. Tant d'années, tant de nuits livrées au gel, au vent, à l'eau, sous de fragiles abris ou même sans la moindre protection; jamais une maison, un feu, un repas chaud... Côme n'était plus qu'un petit vieillard rabougri, aux jambes arquées, aux longs bras de singe, voûté, fagoté dans un manteau de fourrure que surmontait une capuche; on eût dit un moine pelu. Sa figure était cuite par le soleil, burinée comme une châtaigne, avec de bons yeux clairs tout ronds au milieu de mille rides."
Côme est un alter ego de notre Calvino qui interroge la littérature, qui pose les justes questions et qui insuffle en nous les Réponses.
La morale de ce long apologue est qu'il faut sans cesse questionner le monde, le remettre en cause et réfléchir à toutes les grandes révolutions et jauger leur pérennité...
" Que nous apportera ce XIX° siècle? Pour le moment, je n'en sais rien. Il a mal commencé et continue plus mal encore. L'ombre de la Restauration pèse sur l'Europe; tous les novateurs, les bonapartistes comme les jacobins, ont été vaincus; l'absolutisme et les jésuites reprennent le dessus; les idéaux de notre jeunesse, le cultes des lumières, la grande espérance du XVIII° ne sont déjà plus que cendres"
Calvino, par ce tour de passe-passe qui a consisté à différer dans un autre temps des questions propres à son temps, nous oblige à prendre conscience du monde dans lequel on vit. Cette projection dans un ailleurs et un jadis permet de prendre le recul nécessaire pour sonder le présent.
Côme, le baron perché (au sens propre comme au sens figuré) permet à Calvino de se pencher sur l'Histoire de l'Humanité.