Philippe Denis est-il seulement un traducteur d’Emily Dickinson – parmi d’autres ? Ou davantage, ou autre chose, depuis les Quarante sept poèmes présentés à La Dogana en 1986, jusqu’à ce passage d’Alimentation générale, chez le même éditeur en 2010, qui inclut à la nourriture que propose le poète ce poème de « E.D. », sonnant un peu comme une auto-définition de « Ph. D ». :
Il fut poète – d’un Rien –
Il recueillait
La Sève originelle –
Des plantes communes.
Et la seconde strophe ajoute : « Prétendre l’avoir initié / Serait totale arrogance », car, précise une note introductive à ces quelques « Echantillons » (où l’on trouve aussi du Sylvia Plath et du Mariane Moore), ils sont « portés de la langue étrangère que nous parlons à l’intérieur de notre langue à la langue que nous taisons en elle (…) ».
Le petit livre de dix huit brefs poèmes d’Emily Dickinson (essentiellement des quatrains) publié aujourd’hui par La Ligne d’ombre, est d’abord un échantillonnage, une récolte dans l’œuvre aussi abondante que minimaliste de la poétesse américaine, dont on sent vite que le principe relève non d’une représentativité, mais d’une singularité : d’où résulte la ressemblance, l’influence. Car c’est du choix spécifique de Philippe Denis que cette double langue parle. De son esthétique, en quelque sorte, comme l’annonce la conjonction de la note liminaire et du premier poème :
Chez nous – mycologues – elle est un modèle qui ne se satisfait pas de commettre ses crimes en les inscrivant à notre allure.
Elle n’est pas de la lignée de Charlotte Corday – candidement immédiate.
Elle est souveraine, narquoise, enjouée d’office.
Son claironnant "Ce matin j’ai assassiné un champignon ! " localise sur la pelouse cet instant où à nulle autre chose qu’une lame nous portons envie.
dit Philippe Denis. Et aussitôt après Emily Dickinson, par lui traduite :
Comme ils doivent se concentrer, les Chirurgiens
Lorsqu’ils prennent leur scalpel !
Sous l’incision délicate
Frémit la coupable – la Vie !
Une esthétique de la “lame”, couteau ou scalpel, pour inciser et saisir ... quoi ? Des objets minuscules, qui sont immenses – ce que traduit, insondable ironie du changement d’échelle, l’usage si fréquent des majuscules – la Vie, le Ciel, la Mouche, le Gel –, qui n’en font pas pour autant des entités, symboles ou concepts. Plutôt des ouvertures, des révélations, des apparitions. Tandis que le couteau, le scalpel, c’est le vers, ou plutôt la strophe, avec ses retournements mystérieux, sa folie et sa sagesse. Un bel exemple, et qui donne à penser :
Qui n’a trouvé de Ciel – ici bas –
N’en trouvera pas là haut –
Où que nous allions,
Les Anges ont loué la Maison voisine
La majuscule de l’Ange ou du Ciel n’est pas plus haute que celle de la Maison, chacun étant à sa place, c’est-à-dire tout proche et presque interchangeable. On se salue d’une fenêtre à l’autre, tandis que le sens de la limite, fière modestie, n’empêche pas le tranchant dogmatique. Ils se juxtaposent, et là est le mystère, car jamais nous ne sommes dans la Beauté, mais dans ses parages, son voisinage et son désir – distance qui est comme la condition de son apparition.
Paradoxale, respirante, la sagesse qui fait la beauté de ces poèmes vient ainsi de ce que l’humilité réelle se double d’une puissante morale héroïque (comme si elle était née de côtoyer des abîmes) – allant jusqu’à un doux immoralisme qui ravit :
A nul autre que le Voleur
Les Douceurs du Pillage seront révélées –
Compassion pour l’Intégrité
Sa plus céleste Peine
Ce petit livre vivant est tout à fait à l’échelle (entre l’immense et le minuscule) des apparitions qu’énonce « E. D. ». Et la traduction-appropriation de Philippe Denis se justifie d’aller dans le droit fil de sa lame : à laquelle bien des quatrains s’appliquent, d’être « à l’intérieur de notre langue » « la langue que nous parlons en elle ».
Ainsi :
L’Eté serait sans fin
Si nous abolissions le Gel –
Que les saisons meurent ou s’éternisent
Le choix Nous appartient –
Ou encore :
D’aucuns affirment
Qu’un mot est mort dès qu’il est proféré.
Pour ma part,
Qu’il commence à vivre ce jour-là.
[François Lallier]
Emily Dickinson, En Poussière honorée, traduction par Philippe Denis, La ligne d'ombre, 10€