Par Stanislas Kowalski.
« It is with infinite caution that any man ought to venture upon pulling down an edifice which has answered in any tolerable degree for ages the common purposes of society, or on building it up again without having models and patterns of approved utility before his eyes. » Edmund Burke
Peu de pays sont touchés autant que la France par l’illusion révolutionnaire, cette détestable idéologie qui consiste à croire que le progrès passe par le renversement systématique des vieilles institutions et qu’il peut résulter une quelconque nouveauté d’une tabula rasa. Quand cette idéologie touche l’école, on atteint les sommets de l’absurde. L’idée même d’une refondation est scandaleuse. Une méthode pédagogique demande beaucoup de patience, de tâtonnements, d’erreurs, d’ajustements, avant de parvenir à un niveau acceptable. Rien que la mise en place d’un examen national prend une bonne dizaine d’années. Il faut bien tout ce temps, pour que l’expérience permette aux professeurs de comprendre les vraies exigences qui se cachent derrière les descriptifs des épreuves, et pour qu’ils adaptent leurs cours en conséquence. Plus fondamentalement, le savoir est cumulatif. L’enseignement est foncièrement conservateur, parce qu’il consiste à épargner aux nouvelles générations les erreurs, les hésitations et les tragédies de leurs ancêtres. Il s’agit de gagner du temps. Les adolescents rebelles reproduisent les mêmes erreurs de génération en génération, mais ordinairement, ce sont les adultes qui ont le pouvoir. Nos ministres se comportent depuis quelques décennies comme des adolescents bêtes et généreux.
Je ne ferai pas cette fois-ci l’histoire des bouleversements que l’Éducation nationale a connus ces quarante dernières années. Je prierai simplement mes lecteurs de ne pas juger le système scolaire d’après le vague souvenir qu’ils en ont. L’école d’il y a vingt ans n’existe plus. La persistance de quelques reliques ne doit pas nous tromper. La dictée, la dissertation, le baccalauréat ont été vidés de leur substance. Et ça commence à se voir furieusement !
Si vous le voulez bien, concentrons nos efforts sur le redoublement, puisque c’est apparemment le dernier cheval de bataille du ministre du catéchisme républicain égalitaire et tolérant. Le redoublement a longtemps été un des piliers du système scolaire français. Il semble encore très en faveur auprès des enseignants réactionnaires, tandis que les pédagogues de salon auraient l’intention de lui faire la peau. Il est vrai qu’un grand nombre d’élèves sont encore amenés à redoubler pendant leur cursus. Je ne vais même pas m’amuser à contester les chiffres, encore que l’histoire des statistiques bancales de l’Éducation nationale nous invite à la prudence. D’ailleurs, ça ne change rien au fond du problème.
Il faut savoir que le redoublement ne fonctionne plus du tout comme autrefois.
Tout d’abord, il est dénigré par l’administration, depuis longtemps et de façon systématique. Les enseignants eux-mêmes le perçoivent de plus en plus comme un échec de leurs efforts ou de l’institution et de moins en moins comme l’échec des élèves. Il y a un sentiment de culpabilité entretenus par les directeurs d’école, sur lesquels la hiérarchie fait pression. Si vous n’êtes pas dans les clous statistiques, on viendra vous le reprocher. On pourra même vous forcer à modifier vos décisions. Ce sentiment de culpabilité n’est peut-être pas complètement dénué de fondement. Si un élève dans une classe est en échec, on peut raisonnablement penser que le problème vient de lui. Si 30% des élèves de la classe sont « dyslexiques » en fin de CP, c’est probablement que l’instituteur a mal fait son travail. Si l’épidémie est nationale… vous m’avez compris. Le problème, en l’occurrence, c’est qu’on agit sur le thermomètre. Un taux élevé de redoublants est un signal d’alerte. Il faut agir sur les méthodes pédagogiques, sur la discipline, sur le contenu des cours, pas empêcher les élèves de redoubler. La pression de l’administration est mal dirigée et ne produit qu’une ambiance délétère.
Mais il y a pire. Depuis 1989 et la loi Jospin, l’enseignement est organisé en cycles. Tenez-vous bien, car le raisonnement vaut son pesant de cacahuètes. On constate que certains élèves ont besoin de plus de temps que les autres pour apprendre. Il se trouve que certains élèves n’ont pas assez du CP pour apprendre à lire. Jusque là, c’est une platitude. Pour résoudre ce problème, on va étaler l’enseignement sur trois ans, de la grande section au CE1. Pour tout le monde ! Comme on n’a pas osé interdire le redoublement, on le limitera à un an par cycle. En pratique, ça tombe surtout sur le CE1, parce qu’on a laissé sa chance au petit Kévin en fin de CP. On l’a autorisé à continuer avec ses camarades, en se disant qu’après tout rien n’est perdu, puisqu’il a droit à encore un an. Mais voilà, au bout d’un an, il n’a pas progressé et il devient évident qu’on ne peut pas décemment l’envoyer comme ça, sans même savoir déchiffrer, dans le cycle suivant. Ou plutôt si, on l’y enverra, dans un an, parce que c’est la loi, tout comme on l’enverra ensuite au collège. Que s’est-il passé ? C’est fort simple. Pendant qu’il s’évertuait à rattraper son retard, ses camarades ont continué d’avancer. C’est un peu comme si on disait à un groupe de randonneurs : « Chacun avance à son rythme, mais ce serait cool que vous arriviez tous au refuge à la même heure ! »
De toute façon, il n’y a pas à s’inquiéter, il y a des adultes pour superviser tout ça. Les professeurs n’ont qu’à gérer l’hétérogénéité des classes. Il n’ont qu’à différencier les parcours. Y a qu’à. Faut qu’on. Facile à dire depuis un amphi de sciences de l’éducation, ou en réunion pédagogique avec 5 professeurs payés pour être d’accord. Mais la réalité d’une classe, c’est 30 élèves ensemble. On arrive encore à peu près à gérer deux ou trois niveaux dans une classe d’élémentaire pas trop surchargée, dans les petites écoles de campagne. Mais à mesure que vous avancez dans le cursus, les écarts s’accentuent, les cas particuliers se multiplient. Au collège, il est fort possible de se retrouver, dans une seule classe, avec 4 ou 5 dyslexiques reconnus, 2 dyspraxiques (les maladroits en langage non médicalisé), un enfant précoce mal dans sa peau, et 3 ou 4 hyperactifs sous traitement. Chacun d’entre eux a droit a ses aménagements : son tiers temps pour les contrôle, voire des épreuves spécifiques (c’est-à-dire plus faciles) ; des photocopies à la place de son cahier manuscrit, voire son ordinateur portable ou carrément un AVS (Assistant de Vie Scolaire). L’AVS est un adulte sous-payé qui sert de secrétaire particulier au marmot « handicapé » et qui parfois fait tout simplement les exercices à sa place. Si certains établissements se passent de ces modernes hilotes pour enfants, d’autres arrivent à en concentrer plusieurs dans la même classe. Et le professeur est censé gérer tout ce beau monde et être attentif à chacun lors de cours d’une heure. Quand donc admettra-t-on qu’on n’individualise pas les cours quand on n’a que deux minutes à accorder à chacun ? Le cœur d’une organisation scolaire, c’est, qu’on le veuille ou non, un enseignement collectif.
Mais je m’égare. Revenons-en au redoublement tel qu’il fonctionne aujourd’hui. Je n’ai pas parlé de la possibilité de faire appel, ni des règles qui changent selon les niveaux d’enseignement, si on est en fin de cycle, au cœur d’un cycle, à l’approche d’un examen ou d’une orientation. En gros, vous avez plusieurs cas de figure : la décision revient au conseil de classe, la décision revient à la famille, le conseil de classe prend une décision mais la famille peut faire appel. Vous ne savez pas quelle est la règle en quatrième et vous n’avez de toute façon pas compris le pourquoi du comment ? Ce n’est pas grave, le principal est là pour rappeler tout ça et vérifier que vous pensez bien. Évidemment les pratiques changent selon le degré d’ignoble conservatisme des professeurs. On peut dire cependant, qu’on ne fait plus guère redoubler les élèves que lorsqu’ils sont volontaires, ou du moins consentant, c’est-à-dire quand ils sont encore assez naïfs. Comptez aussi sur les petits camarades pour saborder la décision. Vous savez, tous ces petits imbéciles, vraies victimes du système au demeurant, qui ont compris qu’il est plus facile de gruger que de travailler. On n’apprend jamais assez tôt les bienfaits de l’État-Providence, n’est-ce pas ? Le « perturbateur » de cinquième peut répondre à son professeur en disant : « De toute façon, j’en ai rien à foutre de votre cours. J’ai déjà redoublé. Je passerai en quatrième quand même. » Il a juridiquement raison. Si quelqu’un a une solution pour sauver la situation, je connais beaucoup de professeurs qui sont preneurs.
On ne fait plus redoubler les élèves quand ils en ont besoin, mais quand on le peut. On en arrive à des calculs sordides. Supposons un élèves de sixième qui a atteint l’âge de 13 ans. Oui, il a déjà redoublé malgré tout, vraisemblablement en CM et en sixième, pour la bonne et simple raison qu’il ne sait pas lire. Comment le conseil de classe statue-t-il sur son sort ? 13 + 3 = 16. Dans 3 ans, fin de scolarité obligatoire, il aura 16 ans. Il pourra donc dégager. De toute façon, on ne sait pas comment l’aider. Alors on attend que ça passe, en espérant qu’il n’empêche pas trop les autres de travailler.
On a prétendu et répété jusqu’à plus soif que le redoublement était inefficace. Pour cela, on s’est appuyé sur des statistiques très générales. On a constaté que les élèves ayant redoublé étaient peu nombreux à décrocher le bac finalement, sauf si le redoublement intervenait tardivement, c’est-à-dire après la seconde. Mais ces résultats ne prouvent rien. En effet, c’est le contraire qui serait surprenant. Quelqu’un qui est lent au départ aura toujours plus de difficultés que les autres. Si vous avez des jambes trop courtes, vous ne gagnerez jamais le 100 m aux J.O. mais vous pourrez quand même tirer profit d’un entraînement sportif. Si vous avez un souffle au cœur, vous ne vivrez probablement pas jusqu’à cent ans. La médecine ne peut pas tout. Mais elle peut quand même vous faire gagner de belles années. Ce n’est pas parce que le dispositif ne donne pas des résultats absolus qu’il est inutile. Quand on veut absolument prouver que l’école est injuste et inégalitaire, on arrive forcément à produire de belles statistiques, en comparant des situations qui ne sont en rien comparables. C’est assez amusant, quand les experts prétendent comparer les élèves faibles autour de la moyenne, pour avoir un échantillon représentatif de redoublant et de non-redoublants. Il y en a qui ne sont pas, mais alors pas du tout des cas limites. Ils ne sont pas autour de 9, mais bien à 2 ou 3 de moyenne. On ne peut pas les comparer. Ce que l’on sait en revanche, c’est que ces élèves seront ingérables au collège, qu’ils vont s’y ennuyer et que les professeurs ne sauront rien en faire. On trouve même des experts qui prétendent prouver la nocivité du redoublement en constatant, statistiques à l’appui… que le redoublement entraîne du retard scolaire ! Bel exemple de raisonnement circulaire. C’était dans Le Monde de l’éducation il y a quelques années.
L’inefficacité du redoublement était contraire au sentiment général des professeurs, quand on a avancé l’idée dans les années 70. Depuis, ce sentiment a changé et de plus en plus d’éducateurs font empiriquement ce constat. On a là, typiquement, une prophétie autoréalisatrice. Si le redoublant se persuade que ça ne sert à rien, ça ne servira effectivement à rien, parce qu’il va se décourager. Si ses professeurs et le proviseur doutent, comment retrouvera-t-il confiance ? Si ses parents, les journalistes et ses camarades lui envoient sans cesse le message que c’est idiot et injuste, on voit mal pourquoi il essaierait de se reprendre en mains. Le redoublement n’est pas foncièrement inefficace, mais aujourd’hui, en 2014, il faut bien admettre qu’on l’a rendu inefficace. Aujourd’hui, il ne peut plus être perçu comme une opportunité ou comme une seconde chance, parce que tout le monde dit qu’il est stigmatisant.
Si je voulais vraiment mesurer l’efficacité du redoublement, il me faudrait trouver un échantillon représentatif, ce qui est difficile. Il faudrait aussi que je trouve un moyen de ne pas influencer les résultats de l’étude. Très difficile. Mais avant toute chose, il me faudrait savoir quels sont les buts recherchés par le dispositif. Évidemment, si j’évalue un objectif absolu, du genre permettre aux élèves faibles de rattraper tout leur retard, le résultat sera forcément décevant. Aucun système ne réalisera une égalité parfaite à la sortie avec une hétérogénéité à l’entrée.
Les fonctions du redoublement sont en réalité multiples. Permettre aux élèves d’obtenir le bac n’est pas la seule, ni même la principale.
J’en signalerai trois qui me paraissent essentielles.
La première, c’est de s’assurer que tous les élèves ont les moyens intellectuels de comprendre ce qui va se passer l’année suivante. Je ne veux pas dire qu’il faut éliminer les imbéciles. Tout le monde peut apprendre, mais tous les élèves n’ont pas encore acquis une masse de connaissances et de savoir-faire suffisante. Ce point devrait être l’unique critère de décision d’un conseil de classe. On n’envoie pas les enfants au casse-pipe. Mais le rappel de cette évidence peut valoir au professeur une solide remontée de bretelles de la part de son principal, avec invocation de la loi et de tous les principes « républicains ». Pour bien en juger, il faudrait d’ailleurs distinguer les matières fondamentales. Tout d’abord, il y a les matières vraiment fondamentales, parce qu’elles ont un impact sur les autres. C’est le cas de la lecture, de la grammaire, des mathématiques et de l’orthographe dans une certaine mesure. Puis il y a des matières qui, sans influer sur les autres, ont besoin d’une forte cohérence interne et d’une progression rigoureuse. C’est le cas des langues étrangères, de la physique, de la chimie, de la biologie et du dessin ou de la musique si on fait autre chose que se divertir. Enfin, il y a les matières culturelles, aussi dignes que les autres, mais que l’on peut reprendre à n’importe quel moment, dès lors qu’on décide de s’y intéresser, en autodidacte, comme la littérature ou l’histoire. Il faut faire redoubler un enfant qui ne sait pas lire, mais ce serait grotesque de faire redoubler quelqu’un qui place le Japon dans l’hémisphère Sud, sauf s’il est amené à enseigner la géographie.
La deuxième fonction, c’est de donner plus de temps à ceux qui en ont besoin.
La troisième, c’est d’inciter tous les élèves au travail en leur rappelant que le manque d’efforts a des conséquences. Les notes ne suffisent pas. Il faut un résultat concret. C’est une façon d’inculquer le sens des réalités. C’est peut-être dur, mais c’est profondément éducatif. Ce dernier point n’a d’ailleurs pas besoin d’être recherché pour lui-même. On ne fait pas un exemple pour faire un exemple. On prend une décision juste, et il se trouve que secondairement, elle sert d’exemple.
Il est certain que ces objectifs pourraient être assurés par d’autres méthodes. Le redoublement a ses inconvénients, en particulier parce qu’il fait perdre beaucoup de temps et que le temps perdu se voit à la puberté, dans une classe de sixième. Il est assez dispendieux, puisqu’il oblige à tout refaire, et pas seulement les matières difficiles. Il y a des pays qui semblent s’en sortir sans redoublement, mais il faut bien voir qu’ils remplissent ses fonctions par d’autres moyens, et qu’ils y mettent le prix. Ces pays pratiquent les stages intensifs et obligatoires pendant l’été, les cours particuliers à la charge des familles ou encore l’orientation précoce. Aucun ne s’en sort en niant le problème, comme nous le faisons en France.
Car que nous propose-t-on ici ? D’en remettre une couche avec les cycles et l’hétérogénéité des classes. J’en reviens à ce que je disais au début, les progressistes autoproclamés sont condamnés à refaire sans cesse les mêmes erreurs. Et quoi qu’il en soit, on n’expérimente pas à l’échelle d’une nation. Si vous voulez améliorer les choses, laissez les écoles inventer leurs propres solutions, ou conserver leurs habitudes. On verra bien ce qui fonctionne.