Tiens, vous revoilà… Quelle joie de vous retrouver! Où étiez-vous passés? Entrez, entrez, prenez place, ici dans le soleil, ou là, près des érables qui nous espionnent, mine de rien, par la fenêtre. Que pensent-ils de nous? Doivent nous trouver bien agités et si dépourvus en matière de racines.
Prendriez-vous un thé vert? Un allongé bien tassé? Ou est-ce l’heure de déboucher le rouge?Où en étions-nous déjà? Ah oui, ce fameux 15 juin, finaliste au Gala du Jour Moche de l’année, celui où s’ouvrent les digues pour laisser couler la peine. Il en faut un, chacun a le sien, pour moi ce fut ce samedi là. Oui, c’est bien cela, nous avions convenu de survoler cette case du Monopoly, connue de tous les membres de la Confrérie des Jaquettes Bleues, et d’atterrir au cœur du lendemain, celui du regain d’espoir.
Où Future Patiente reçoit de la grande visite Me voici donc, baignée de lumière, en ce dimanche 16 juin, en compagnie de mon amie indonésienne. Deux chandeliers sur le plancher de bois et un Ipod jouant des airs de bambou complètent le décor. Quatre heures durant, Linda me dispense ses mantras (oublies pas, chui pas croyante… bon OK remplacer dieu par chocolat, mer, doudou, épaule, whatever). Chorégraphies d’asanas. Soies oranges. Effluves balisiennes. Bénie sois-tu Linda. J’ai souvenir de toi, petite fille, dans la cour d’école. Souvenir de toi, ado à la crinière brune, vêtements amples, gestes lents, si peu occidentale. Manigançant mauvais coups, fugues et subterfuges de l’adolescence avec ma sœur cadette, cherchant ta voie, un peu à côté de tes pompes. Jusqu’à ton départ pour l’Asie à 19 ans. Après la Chine et le Viet Nam, tu l’as croisée, cette voie, à Bali et as enfin défait tes bagages. Née en exil à Montréal, ta nature orientale sautait aux yeux tout-à-coup. Ce dimanche, au fil des asanas, regerme en moi ce besoin d’écrire, maintes fois échafaudé, mais écarté par la fatigue. Rappelez-moi de vous parler un jour de la fatigue. Mon ennemie fidèle.Le mardi 19 juin. Du rire comme antidote. Au jour fatidique, je me présente à la chaise de torture, soutenue par une princesse dauphine, laquelle arbore un crâne rasé par solidarité filiale. Néanmoins jolie comme une petite mésange et drôle comme jamais. La première seringue m’est injectée en pleine hilarité mère-fille. Lorsque Sainte Infirmière tente d’implanter la deuxième, la seringue rouge de l’anthracycline, celle qui me coûtera mes cheveux et un bon nombre d’autres détails, je m’écroule de rire. Assez mal à propos je l’avoue. Sainte Infirmière me gronde gentiment mais fermement. On ne rit pas avec l’anthracycline. Je m’attends à muter en champignon vert et rose, à me liquéfier, voire à mourir sur place, pétrifiée par cette phobie maternelle du poison chimio. J’en suis quitte pour refréner crise de fou rire sur crise de fou rire au cours des heures d’intraveineuse qui suivent, la princesse N ne me laissant aucun répit, imaginant milles scénarios tous plus loufoques les uns que les autres pour me distraire. Les antinausées, administrés en doses de cheval, accomplissent des miracles: je supporte tout mieux que prévu. Comme la colère cache souvent le chagrin, l’humour abrite nos frayeurs. Tout de même, la nuit suivante, à chacun de mes levers nocturnes, j’entends immédiatement sa petite voix inquiète: – Maman? Fais-tu de la température? Le débarquement de St-Alphonse Au lendemain de l’invasion chimique, débarque mon amie L, venue me dorloter trois jours durant, les bras chargés de plats Tupperware, de vaisselle bleue, de musique et de lectures. Sa guacamole sauve mon appétit menacé, ses magazines remplacent mes chers livres, abandonnés pour cause d’incapacité subite à lire trois mots d’affilée. Même les spéciaux de la semaine du Publisac constituent un effort intellectuel insoutenable et le catalogue IKEA me paraît écrit en chinois. Trente ans d’amitié font de mon amie L ma grande soeur adoptive, celle qui vous demande de la laisser prendre soin de vous comme on demande un service… J’apprécie à sa juste valeur chaque parcelle d’amour ainsi reçu. Le 24 juin: naissance d’un blogue.
Donc cette idée d’écrire. Conjuguée à mes rudiments de compétences-web, prendra-t-elle forme? À force de fouilles et de grincements de dents, je finis par décrypter le mode d’emploi de ce nid où déposer mes mots : le blogue. Car, étrangeté, la chimio me rend in-ca-pa-ble de lire, mais point d’écrire. La voilà enfin, la face ensoleillée de la lune. Écrire. La réunion impromptue des ingrédients : solitude, sédentarité et réserve inattendue de temps. Contraintes imposées, ou cadeaux octroyés par la maladie? Je choisis, la plupart du temps, les dernières lunettes. Je vous ai confié plus tôt combien l’acte d’écrire se résume pour moi, à l’épistolaire. Confié également n’avoir senti l’appel du roman qu’une seule fois, à l’âge de 10 ans.
Genèse lointaine du présent récit. C’était l’été 1969. Je venais de passer quelques années en compagnie de la Ségurienne comtesse, dont les pâtisseries aux noms mystérieux me dépaysaient du Boston Cream Pie maternel. J’avais été tour à tour Camille et Madeleine protégeant Sophie (ce clone de Minou bébitte), puis Caroline, la sœur aînée de Gribouille, en l’honneur de qui je suppliai ma grand-mère Audélie de m’enseigner quelques points de couture. Dès le 24 juin, les classes finies, je joignis les rangs du Clan des sept et du Club des cinq[1]. J’organisais de grandes battues à bicyclette dans le quartier, à la recherche de présumés malfaiteurs dont je notais les numéros de plaque avec sérieux dans un calepin noir au titre pompeux de Interpol Montréal. À cette époque la bibliothèque municipale limitait les emprunts à trois livres à la fois, me forçant à d’incessants allers-retours pour alimenter ma fièvre détective. Vers la fin de l’été, les vélos rangés et la brigade dissoute, je devins Jo, l’écrivain en herbe des Quatre filles du docteur March[2]. Révélation fulgurante: je serais écrivain. Quatre ans de catéchèse scolaire m’avaient persuadée de ma prédestination à rencontrer tôt ou tard la Sainte Vierge, ma date d’anniversaire coïncidant avec celle de l’apparition à Fatima. Je troquai mon destin pieux contre celui de sombre écrivaillonne. Quand par la suite les premières ligne du Petit chose me confirmèrent la coïncidence de ma date de naissance avec celle d’Alphonse Daudet, je n’y vis que pléonasme et soulignement au trait rouge d’une évidence. En quête d’un sujet littéraire, je décidai de me pencher sur la condition d’orphelin. Je rédigeai mon premier et dernier roman, dramatiquement intitulé Seule dans la forêt, dans une chambre de motel de Wilwood, New Jersey, tandis que le reste de la famille barbotait bruyamment dans la mer. J’estimais ces jeux d’eaux puérils, comme tout futur Goncourt qui se respecte, et détestais les baigneurs, lesquels répandaient, en claquant leurs babouches, du sable dans mon livre ouvert. Souffreteuse et anémique, tout ce soleil me rendait, au surplus, migraineuse et amorphe. L’Ovide Plouffe en moi aspirait à un minimum d’heures d’ombre, de solitude et de tranquillité quotidienne, compromis par la sautillante Minou Bébitte et le babillage des jumelles. Aussi, ma mère lectrice, solitaire à ses heures, avait-elle consenti à me laisser les clés de la chambre, avec moultes recommandations de n’ouvrir à personne. Stella, l’héroïne de mon chef d’oeuvre, commençait par s’égarer dans un bois sinistre de France (avant de croiser Michel Tremblay, j’ignorais qu’un roman puisse se dérouler en Amérique). Bientôt à court de vocabulaire pour décrire la faune et la flore de la mère-patrie, je la faisais rescaper par une troupe de romanichels vers la page 83. Je prévoyais en faire une acrobate de cirque ambulant, trimbalée par ses sauveteurs de contrées en contrées, jusqu’au jour où, consacrée vedette, son père la reconnaîtrait dans un journal en fumant un cigare (très important le cigare, j’y tenais). Toute ressemblance avec Sans famille, d’Hector Malot, n’est ni fortuite, ni attribuable au hasard. Au retour de Wilwood, en pénurie de lectures, je me précipitai à la bibliothèque, du sable plein les souliers, encore enduite de protecteur solaire à la noix de coco. Je tombai tête première dans les séries Bennet[3] (petit anglo-saxon, vivant des péripéties hilarantes dans son collège), et surtout, je rencontrai Puck[4] (petite danoise, également pensionnaire et apprentie détective). Dès lors je ne rêvai plus que de quitter ma famille pour la vie de pensionnat, plus exaltante et foisonnant de malfaiteurs à démasquer. Le Danemark devint mon Eldorado et je m’inscrivis à une agence de correspondance internationale en indiquant, par ordre de préférence, la liste des pays des mes correspondants convoités: soit le Danemark, la Finlande et, en désespoir de cause, la Suisse (en souvenir d’Heidi et de ses blancs moutons). J’avais oublié la barrière des langues : on m’assigna plutôt Florence, 11 ans, une correspondante française native de Chartres. (Son adresse d’enfance demeure gravée dans ma mémoire des suites d’une correspondance assidûe, débutée à dix ans, et tristement cessée à son décès, à l’âge de 41 ans, lors d’un accident de voiture. Nous devions nous rencontrer pour la première fois quelques mois plus tard, dans son chez elle adulte, en face de l’île d’Hyères, en Méditerrannée. Je n’arrive pas à me départir de sa photo sur mon frigo, et lui parle en cachette de temps en temps.) Du coup, pourvue d’une correspondante fidèle, je délaissai ma carrière de romancière pour celle d’écriveuse de lettres. L’acrobate de mon futur Nobel de Littérature ne retrouva jamais son papa fumeur de cigare. Mon coup de foudre suivant, Georges-Gustave Toudouze, m’initia à la voile avec Cinq jeunes filles sur l’Aréthuse [5]. Déserté, le pensionnat lugubre, au profit de palpitantes navigations sur l’Atlantique et aux Açores. Capitaine de l’équipage, je n’en continuais pas moins à pourchasser les malfaiteurs, désormais pirates ou contrebandiers. À onze ans, j’envisageai brièvement de traquer le bandit aérien avec les Sylvie. Mais je m’avisai que ma gaucherie légendaire me ferait assurément congédier après avoir ébouillanté trois-quatre passagers ou entrouvert une fenêtre, histoire d’aérer un peu. Je renonçai à séduire le commandant de bord, que mes charmes (cachés, car j’eus l’adolescence ingrate) laisseraient probablement de glace. À douze ans je sombrai dans la plus totale et adolescente déprime en plongeant dans les sinistres romans de Guy des Cars. J’ai rêvé des années qu’un de mes doigts se détachait de ma main, resté collé à la tasse que je venais de déposer. À treize, je rencontrais enfin l’amour durable dans une chambre jaune avec le Rouletabille de Gaston Leroux. Depuis, d’Hercule Poirot en Arsène Lupin, de Sherlock Holmes en Jean-Baptiste Adamsberg ou en Temperance Brennan, je fréquente les héros de roman policier chaque soir avant de dormir. Parmi mes rêves les plus chers, point d’expédition en kayak, nulle plongée en apnée dans les coreaux multicolores: je rêve d’assister à une autopsie. D’ordinaire, deux ou trois lectures de front traînent dans mon sillage: l’une au salon, celle des dimanches après-midis, une autre à la cuisine, dédiée au café matinal. Quant au livre de chevet, il persiste dans le genre policier, sauf en cas de faible fièvre, auquel cas il est détrôné par un Peanuts, version élimée format de poche. Passé 101 degrés Farenheit, un Tintin s’impose, mon compagnon de maladie depuis qu’à l’ablation de mes amygdales, ma mère m’offrait Le sceptre d’Ottokar combiné au privilège de ne manger que de la crème glacée à l’érable pendant trois jours. Ô comme j’aimerais me faire enlever les amygdales à nouveau! ** Ce 24 juin, un mardi plus orange que les autres, je saute à bord d’un train en marche, armée de ma simple plume. J’ignore la durée du voyage et la destination précise, mais je me venge de ces incertitudes en me payant la traite de ma vie: pour le meilleur et pour le pire, je suis Ingrid Farenheit, princesse rebelle et écriveuse de lettres. À suivre… [1] Par la britannique Énid Blyton, Hachette , Bibliothèque rose.
[2] Little women, de l’américaine Louisa May Alcott, publié en 1868.
[3] Bennett au collège (Jennings Goes to School) est le premier roman de la série Bennett par Anthony Buckeridge.Ce roman a été édité pour la première fois dans la Bibliothèque verte en 1963.
[4] ”Puk vover pelsen : Den tredie bog om Puk”, under pseud Lisbeth Werner , 94 siderWangel, 1. udg : 1953. Série de livres écrits par Lisbeth Werner (pseudonyme), et publiés dans la collection Rouge et Or Souveraine, aux éditions GP.
[5] coll. « Bibliothèque verte / Cinq jeunes filles », Hachette, 1954.