La Chevelure sacrifiée de Bohumil Hrabal, lu aussi rapidement que la minceur de ce roman y incite, semble n'être qu'une de ces fantaisies praguoises où les détails les plus anodins de la réalité, par exemple l'ample chevelure rousse d'une femme excentrique, prennent des dimensions où c'est le langage lui-même qui finit par entrer dans une ronde folle faisant tout pour nous séduire. Le secret de ce livre est pourtant dissimulé dans les toutes dernières pages, là où les doigts impatients du lecteur auront plus de chance de le manquer : c'est le moment où la rousse narratrice se rend chez le coiffeur et ordonne qu'on lui coupe sa crinière flamboyante pour pouvoir ressembler à une star hollywoodienne qu'elle admire.
C'est à cet instant que le pouvoir du livre se renverse en son double obscur. Pas seulement parce qu'il signe ainsi la disparition des individualités, de leurs idiosyncrasies riches et fantasques, sous le vernis sclérosant de l'identification à la star qui fut la grande puissance hypnotique du cinéma américain à travers tout l'Occident ; mais aussi parce qu'il souligne le danger proprement cosmique qu'un acte en apparence aussi banal et sans conséquences peut contenir en soi. Le sacrifice de la chevelure est une offrande portée sur l'autel de l'époque, et dans le même temps il opère un basculement absolu de la réalité, où tout ce qui était lumineux, insouciant, joyeux, farfelu, est englouti dans la faille gigantesque où se niche la cruauté intrinsèque du monde des hommes. La bannière rousse qui flottait derrière la narratrice traversant à bicyclette un village adorant son image fugitive et insaisissable, se venge une fois disparue en transformant tout l'univers de cette femme en ce à quoi elle avait jusque-là échappé : la colère retorse de son mari, qui la bat à son retour alors qu'il avait jusqu'à présent toujours toléré ses folies séduisantes, devient le porte-étendard d'un monde de la matière et du capital qui ne souhaite plus que châtier ce qui a osé le contredire ou lui échapper. Précédant cet acte de violence et l'inexplicable soumission qui lui répond, toute une magie quotidienne s'était auparavant déployée, séduisante, inventive, jamais suivie de conséquences funestes, que ce soit au cours d'une bataille de farce à saucisse, d'une escalade de cheminée d'usine ou du détournement d'un matériel médical. Ce que Bohumil Hrabal nous suggère alors, c'est qu'un certain équilibre cosmique, le nôtre comme celui de tout autre individu, peut tenir à des arpents extrêmement réduits de notre personnalité, et que renoncer au moindre pouce de terrain peut avoir des conséquences catastrophiques. Hollywood, qui a parfois bon dos, n'est qu'un prétexte : derrière la fugitive entrée en scène d'une star féminine qui arrache inconsciemment à la narratrice le lien privilégié qu'elle entretenait avec une réalité où l'adoration rendait aveugle à tout caprice, ce sont les systèmes d'aliénation d'un siècle qui n'en a pas manqué, qui meurtrissent nos âmes et menaçent de nous retirer ce que nous avons de plus précieux – la manière ô combien fragile dont nous construisons, de bric et de broc, un espace de pensée entre nous et l'horreur du monde.