Le Carnaval Baroque

Publié le 25 février 2014 par Oliaiklod @Olia_i_Klod

La fête, dans la perspective de l’esthétique baroque, se doit de susciter tous les sens : la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher, le goût… mais, en principe, elle les oriente vers un message pertinent, voulu par le pouvoir, politique ou religieux. Le Carnaval baroque à Venise semble avoir perdu son caractère de nécessité patriotique pour devenir une simple machine à produire du plaisir.

A la différence des grandes fêtes européennes, comme à Versailles, par exemple, où les festivités sont canalisées par le vouloir du prince, il semble que, à Venise, le prince, le Doge, soit devenu invisible dans l’organisation des festivités du Carnaval. Le rôle de la police devient alors prépondérant pour que le contrôle des corps et des esprits demeure, garantissant ainsi la survie même du Carnaval.

Le carnaval n’est pas seulement le temps de fêtes et de réjouissances populaires et publiques. C’est aussi le temps du théâtre, de la musique, et, à partir de 1637, de l’opéra, spectacles profanes qui se donnent dans des lieux fermés.

Venise fut une des premières ville d’Europe à connaître des théâtres publics et payants (le vieux teatro San Cassiano était déjà connu en 1581). Les spectacles étaient annoncés par des affiches placardées sur le ponte dei Baretteri, dans la Merceria. Si la ville comptait une vingtaine de théâtres au XVIème siècle, il n’en restera plus que six deux siècles plus tard. Les théâtres étaient en général situés en plein centre ville, on s’y rendait par voie d’eau lorsqu’on voulait emprunter la porte principale. Ils étaient dotés de loges et d’un parterre snobé par le public aristocratique. Pour le confort des spectateurs, des cafés étaient ouverts à l’intérieur même des théâtres où circulaient, de plus, des vendeurs d’eau, de pâtisseries, de poires ou pommes cuites. Durant le spectacle on mangeait dans les loges où étaient servis de véritables diners composés essentiellement de viandes en sauce et de folagbe (canards sauvages). Le grand plaisir des nobles et des borgeois était alors de jeter les reliefs de leur repas sur les malheureux spectateurs du parterre, ou de leur cracher dessus.

On a très tôt imaginé pour les fêtes vénitiennes des scénographies connues sous le nom de théâtres du monde. La plus ancienne ébauche que nous connaissons fut pour une fête donnée en faveur de Béatrice d’Este, sur une fusta, sorte de petite galère de 20 rameurs. puis la conception de ces théâtres flottants s’améliora. Leur forme devint plus complexe à partir de 1530, et à partir de cette époque, se succédèrent une série d’édifices flottant, larges et commodes théâtres.

L’une de ces machines flottantes prit une part importante dans la vie sociale vénitienne et la volonté de la Sérénissime République de marquer les esprits des visiteurs. La série des navires d’apparat du doge, le fameux Bucentaure, qui se succédèrent au fil des siècles fut l’exemple même du navire couvert de décorations extraordinaires, couvertes d’or et de pierres précieuses, que toute l’Europe venait admirer par curiosité.

La République ne négligeait pas, par ailleurs, la scénographie de la foire de la Saint-Marc. On décida pour une grande construction unitaire à plan elliptique, démontable et remontante sans le moindre clou, imaginée par l’architecte Bernardo Maccaruzzi. Elle fut inaugurée le 8 mai 1877 et avait coûté 57.088 ducats. Des statues couronnaient les entrées et des vases ornaient une loggia supérieure. Elle était le point central du Carnaval d’Été.

Une autre tradition du Carnaval de Venise était les Forces d’Hercule.

Elle devait son origine à un fait de guerre, une victoire légendaire remportée par le doge Vitale Michiel II sur le Patriarche Ulrich d’Aquilée. Selon la légende urbaine, la prise de la ville aurait été l’œuvre et le fruit du courage des Castellani et des Nicolotti. Les premiers seraient entrés dans Aquilée en escaladant les murailles grâce à des pyramides humaines. Les seconds se seraient introduits dans la ville par une brèche qu’ils avaient ouverte dans ces mêmes murailles. En souvenir de ces exploits, le gouvernement vénitien aurait invité, chaque année, Castellani et Nicolotti à célébrer l’antique victoire sur la piazzetta, en présence du doge, pour le Jeudi Gras.

Mais, l’évolution de la légende liée à la prise d’Aquilée, selon qu’elle fut racontée dans les paroisses de San Polo, Santa Croce et Cannaregio, où habitaient les Nicolotti, en grande majorité des pêcheurs, ou qu’elle était honorée dans Castello, San Marco et Dosoduro, fiefs des Castellani, pour la plupart des marins, prit une curieuse tournure au fil des siècles. Chaque partie de la ville voulant s’approprier la plus grosse part de la victoire, la célébration patriotique tourna au pugilat et à la guerre civile larvée (en témoignent encore les ponte di pugni).

Les Forces d’Hercules avaient provoquées tant de rixes dramatiques qu’elle furent interdites, sauf pour le jour du Jeudi Gras, devant la palais ducal… au point qu’elles perdirent leur sens commémoratif historique pour n’être plus, à l’époque baroque, d’une démonstration de force et de testostérone.

Fête du Jeudi Gras sur la piazzetta, 1610 – Giacomo Franco