Depuis toute petite, Adeline avait déjà une sacrée sainte horreur de l’école. Elle s’y ennuyait profondément et comme l’oisiveté est mère de tous les vices, elle y faisait les quatre-cent coups, entraînant ses copines dans des aventures qui les menaient tout droit au piquet. Cependant elle était douée, digne d’un don… quelle farce ! Elle avait une mémoire d’éléphant, ne retenait que l’essentiel des cours et se classait toujours parmi les premières. Elle accumulait les prix d’excellence et les prix d’honneur. La gloire, elle aimait ça mais les efforts, ce n’était pas son lot. Adeline a vécu une enfance heureuse et insouciante, se laissant bercer par les joies du moment, ne voyant même pas les turpitudes de sa mère pour nourrir seule ses cinq enfants. Lorsqu’on lui demandait ce qu’elle voulait faire plus tard, c’était comme si on lui posait un problème de mathématiques, à elle, si illogique ! Travailler ? Quelle drôle de question… Alors la vie l’a mise devant le fait accompli. Adeline n’a que dix-neuf ans lorsqu’elle perd sa mère dans un accident de voiture. Déjà orpheline de son père dès l’âge de treize ans, il ne lui reste rien hormis ses sœurs qui sont dans le même désarroi qu’elle et qui vivent éparpillées aux quatre coins de la France et au Mexique. Le reste de la famille les a délaissées depuis bien longtemps : querelles de petits bourgeois, querelles d’antan.
Voici donc Adeline prise au dépourvu et sans le sou. Elle est obligée de chercher du travail, ne serait-ce que pour survivre ! Elle n’a pas de logement non plus, les scellés ayant été mis sur la porte de l’appartement de fonction de sa mère et de surcroit – la rose sur le pompon – elle est enceinte de quelques jours et lâchement abandonnée par son compagnon.
Adeline avait déjà acquis un large sens de la débrouille de par sa fugue en Angleterre à l’époque des hippies. Pour assumer ces quelques mois de liberté, elle avait dû participer à retaper une vieille auberge de jeunesse en contrepartie du toit et du couvert. Mais ça, c’était pour l’amusement… Un de ses nombreux quatre-cent coups. Cette fois-ci, c’est le destin qui lui inflige une épreuve et elle doit faire face avec pour seul bagage la douleur et le chagrin.
Elle est fort heureusement hébergée chez un ami très ingénieux qui, lors de son emploi comme poubellier à la ville de Paris, pigea vite que les gens jettent tout et n’importe quoi et qu’il y avait de l’argent à se faire. La journée, il allait en cours à la faculté et la nuit, avec Adeline, il faisait la tournée des poubelles de fourreurs dans le quartier du marais. Ils rapportaient des sacs et des cartons de chutes de cuir et de fourrures qu’ils retravaillaient. Ils confectionnaient entre autres, des gilets sans manches. Il n’y avait ni coutures, ni boutons, seulement des rivets et des crochets. Adeline a toujours sa pince à riveter dans sa boîte à outils et je crois bien qu’elle l’emportera dans sa tombe car c’est le seul souvenir qui lui reste de Julien à qui elle doit une fière chandelle. Tous deux fabriquaient aussi des « Boas », écharpes faites de chutes de queues de renard gris ou bleus et les voici, chaque matin, vendant leur collection devant l’université ou dans le métro. Ils font de belles recettes mais cela ne suffit pas pour acheter des croquettes au chat. Et puis, Adeline n’avait pas de couverture sociale et dans son état, il valait mieux cotiser ! Elle cachait du mieux qu’elle pouvait les rondeurs de son ventre grossissant, mettant de longs pull-overs amples et retenant sa respiration lorsqu’elle se présentait en intérim. Malgré son bon niveau littéraire, elle ne put trouver que des missions d’OS2 en usine, l’urgence étant d’avoir un salaire correct. Quand on veut, on peut ! Adeline mit donc son égo de côté et commença comme emballeuse… Ne vous y trompez pas : il s’agissait d’emballer des colis bien qu’avec ses atouts elle aurait pu faire fortune à emballer. Dès lors elle enquille missions sur missions, allant d’un travail très minutieux sur des lentilles de contact jusqu’à enrouler des fils de cuivre sur une embobineuse ! Oui oui, embobineuse… Ce n’est pas du bobard. Puis vint le travail à la pièce : Adeline était la seule française dans cet atelier où le jeu consistait à percer de minuscules tubes de porcelaine afin d’y passer du fil électrique. Les perceuses étaient à pédale et il y avait un compteur. Il fallait faire son quota sinon ça bardait ! Il n’y avait que des yougoslaves pour cette tâche ardue mais Adeline s’y plaisait bien, le contact était sympathique et la petite française leur mettait du baume au cœur. D’ailleurs qui n’apprécie pas Adeline ? Elle s’adapte à toutes les situations. Le midi, ils avaient droit à la cantine. Tout ce petit monde papotait, c’était très animé surtout lorsque Adeline tentait de baragouiner par gestes car aucun ne parlait français et Adeline, bien qu’ayant étudié trois langues vivantes, ne comprenait que chique au yougoslave. Cette mission dura quelques mois puis Adeline découvrit les joies du travail à la chaine, tout d’abord dans une grande marque de parfums à Pantin. Adeline n’a pas fait le pantin à Pantin. Elle travaillait avec sérieux. Ayant désormais accouché prématurément d’un joli petit garçon qu’elle nomma Cédric, elle trouva une nourrice non loin de chez elle. Tout allait bien sauf que les parfums… ça tourne la tête ! Les flacons défilaient sur un tapis roulant et il fallait avoir de bons réflexes pour mettre les bouchons sur les bouteilles ! Ce boulot était très déprimant. La même et sempiternelle chose à longueur de journée. Le quartier, par bonheur, était assez sympathique avec son canal. Le parfumeur voulu l’embaucher mais ce travail à la chaîne ne lui plaisait pas du tout et elle commença à chercher un autre job. Elle avait ouï dire que la grande distribution de la porte de la villette (c’est là qu’on tranche le lard…), à deux pas de là, embauchait. Elle n’a pas envoyé de CV, elle s’est présentée directement au service du personnel, un soir. Le lendemain matin, elle commençait en tant que responsable du rayon jouets. C’était déjà plus plaisant ! Cependant, elle avait tout à apprendre, non pas pour le côté visible du rayon, car faire une jolie présentation, organiser pour attirer le client… Elle faisait cela “ les doigts dans l’nez ”. Ce qui lui posait problème c’était la partie “ réserve ”. Elle devait gérer le stock, passer les commandes, ranger la réserve et là : pas douée la nana ! Elle ne connaissait rien en gestion et on ne lui avait rien appris, ni montré ! C’était système D. Son rayon avait beaucoup de succès et de ce fait, on lui pardonnait son manque de maturité dans le domaine. Face au rayon jouets, il y avait une grande glace dans laquelle elle apercevait le stand de la boulangerie. Au fil du temps, elle commençait à remarquer qu’une toque blanche la regardait avec insistance. Comme elle est un peu myope, elle ne distinguait qu’une silhouette qui ne lui déplaisait pas. Pour tenter de mieux discerner ce qui se cachait sous la toque blanche, elle s’approchait du miroir et plissait les yeux… Ce qui fut interprété comme une réponse favorable aux avances ! C’est dangereux d’être miro ! Son fils avait maintenant six mois et elle avait une vie stable. Tout roulait comme sur des roulettes, ce qui dans sa vie, n’était pas compatible ! Ne voilà pas qu’on la change de poste car il fallait remplacer quelqu’un à la boucherie. Jamais, au grand jamais, elle ne prendra plus un poste en boucherie ! On y travaille dans le froid et pour elle, qui ne supporte pas la vue du sang, elle devait mettre en barquette des containers entiers de tranches de foie baignant dans une mare d’hémoglobine plus rouge que rouge ! Décidemment, sur ma foi, le foie et pour cette fois la mettait en effroi. Le seul côté plaisant de ce sale boulot ingrat, voire ingrat double pour l’occasion, était que pour filmer les barquettes, ils utilisaient un appareil chauffant sur lequel elle se faisait cuire des petits bouts de côtes de porc. Là : elle se régalait.
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