Et pourtant, l’essence du poète est ailleurs. Ou plutôt, il n’est pas né poète pour s’insurger mais pour louer, non pas pour vilipender mais pour s’extasier. Car le monde de la réalité est avant tout bonté, comme l’affirme si magnifiquement Simone Weil. Le poète a été choisi, comme le prophète Jérémie dans le ventre de sa mère, pour acclamer la réalité dont l’âme est bonne. Mais le mal, direz-vous ? Le mal intrinsèquement lié à l’Homme et à l’histoire ? Le mal sort de notre imagination, nous enseigne encore la philosophe, c’est l’anti-réalité par excellence, l’anti-réalité diabolique et c’est elle, cette création maléfique de notre cerveau, que les poètes, de tout temps, au risque d’y perdre la vie comme Ossip Mandelstam, ou la liberté comme Nazim Hikmet, ont combattu avec leurs armes éternelles et fragiles à la fois : avec les mots et le souffle qui les porte.
« Pleure et gémis. Car tu as cédé le pouvoir aux mains de la vermine », écrit Tuvia Rubner, dont toute la famille a péri à Auschwitz. Comme ces phrases sont puissantes et sans appel dans la bouche de celui qui a vu le mal absolu en face. On ne peut que baisser la tête et l’approuver. Tout contre-argument est balayé avant même que d’avoir été opposé.
Ce que déplorent les poèmes de cette anthologie, au-delà des démolitions de maisons, des appropriations illégitimes de terres, des arrachages d’oliviers, de l’oppression d’un peuple occupé, de la mort d’innocents, d’innocents palestiniens, bien sûr, mais d’innocents israéliens dans les attaques-suicide tout autant, et avec autant de douleur, bien sûr, là encore, c’est ce sentiment qu’ « il est déjà presque trop tard », comme le dit Liat Kaplan. Qu’à force d’humilier, de spolier et nier l’autre jusqu’à le tuer, on en vient, écrit Rami Saari, au point où « le visage de l’homme…(est) perdu. » Car à force de déshumaniser l’autre, on se déshumanise soi-même et le chemin du retour vers l’humain devient alors presque impossible.
Mais pour ces poètes qui sont des « Cœurs observateurs », pour reprendre le titre d’un poème d’Asher Reich, la langue est une arme à tous égards. « Et pourtant on a encore une bonne raison de rester ici – pour cacher les mots rescapés dans la cuisine, dans la cave, dans les toilettes. », affirme Aharon Shabtaï, qui ajoute « Ainsi, l’hébreu rescapé léchera les chambres de notre cœur. »
Chaque poème de cet ensemble, rendu en français avec justesse et sensibilité par Isabelle Dotan, est un chant. Un chant que Dahlia Rabikovitz, grande poétesse injustement méconnue en France, invite les femmes et les hommes de bonne volonté de son pays, et les poètes au premier chef, à chanter: « Chantez-nous des chants de Sion qui s’élèveront jusqu’à l’oreille sourde ». Car le mal est non seulement un fruit vénéneux de l’imaginaire humain, il est sourd et il est aveugle. Il refuse le monde et sa lumière, dont Simone Weil, elle encore, nous apprend que le seul organe de contact qu’on ait avec lui est l’amour. « Et tu aimeras l’étranger » ordonne la Thora (Deutéronome 10 :19). Le jour où les descendants d’Isaac et ceux d’Ismaël apprendront à s’aimer, ne serait-ce que comme étrangers, comme autres, les oreilles se déboucheront, les yeux se décilleront, et à l’expression « trop tard » pourra se substituer le mot « enfin », au rayonnement messianique.
[Emmanuel Moses]
D’un burin de fer – vingt ans de poésie israélienne engagée 1984-2004
Anthologie établie par Tal Nitzan
Préface de Sylvie Germain
Dessins de Rachid Koraïchi
Combats / Al Manar 2013
238 pages