Archétype du haut fonctionnaire au service de l’État et de la France,
défenseur d’une certaine idée du gaullisme, il est devenu, par un concours de circonstances, le dépositaire d’informations secrètes sur le supposé suicide de son ami Robert Boulin. Seconde
partie.
L'ancien ministre Jean Charbonnel vient de mourir le 20 février
2014, peu après son "collègue" de Corrèze, René Teulade, disparu le 13 févier 2014.
Après avoir évoqué le parcours politique de Jean Charbonnel, j’ai développé sa conception personnelle du gaullisme avant de présenter son témoignage dans l’affaire Boulin.
La droitisation du gaullisme
Dans les rendez-vous manqués du gaullisme, Jean Charbonnel a cité les élections législatives de 1967, où
Georges Pompidou a pris une mauvaise décision : il voulait absolument que Jean-Pierre Dannaud (1921-1995), normalien agrégé de philosophie, qui voulait s’engager en politique, eût la
possibilité de conquérir une circonscription. Jean Charbonnel lui avait conseillé celle de Figeac où le député sortant SFIO était en mauvaise posture. Mais Bernard Pons (futur ministre), pourtant
médecin à Cahors, avait réussi (« en utilisant certains moyens dont je ne parlerai pas mais dont je garde une certaine tristesse ») à
obtenir la circonscription de Figeac (où il fut donc élu député). Du coup, Georges Pompidou a placé Jean-Pierre Dannaud à Cahors, avec pour adversaire le député radical sortant Maurice Faure,
lui-même agrégé d’histoire, qui conserva avec grand succès sa circonscription. Or, à cette époque, Maurice Faure, très hésitant sur la situation à gauche, n’était pas loin de rejoindre les
gaullistes sur les traces de Jacques Chaban-Delmas. Le duel que lui avait imposé Georges Pompidou avec la candidature de Jean-Pierre Dannaud (ce dernier, pourtant homme brillant, n’a eu qu’une
carrière politique très médiocre) l’avait rangé définitivement dans l’opposition.
Jean Charbonnel a soutenu la candidature de Jean-Pierre Chevènement en 2002 et de Nicolas Sarkozy en 2007. Jean-Pierre Chevènement a réagi le 21 février 2014 à sa
disparition : « Avec Jean Charbonnel disparaît une personnalité politique rare. Venu de la démocratie chrétienne, il avait rejoint le gaullisme, par fidélité à celui qui en 1940 avait relevé
l’espoir républicain. Il n’avait cessé d’y apporter une exigence sociale inséparable pour lui de l’essor économique du pays. (...) Je salue la mémoire d’un Républicain chaleureux, qui a apporté à
la France le concours de sa vive intelligence et de sa grande générosité. ».
En 2011, il avait encore quelques ennuis avec un « barrage chiraquien » pour éditer ses livres auprès des grands éditeurs (Fayard, Plon,
Albin Michel) : « Cela m’a été dit de manière très claire par un des éditeurs qui est une amie : "Le mot d’ordre est passé de ne pas vous
éditer." Actuellement, il y a le même barrage au "Figaro" et au "Monde". Je suis heureux de pouvoir vous le dire. ». En poursuivant : « Je soutiens que tout un courant de pensée et d’action, qui a été un élément de l’histoire de France, qui a démarré avec les compagnons de la Libération, ne
peut être réduit au gaullisme dit immobilier ni aux comportements de M. Pasqua. ». Avec la mort de
Jean Foyer, de Pierre
Lefranc, de Maurice Herzog, Jean Charbonnel avait conscience qu’il ne restait plus beaucoup de
témoins encore en vie de ce qu’était le gaullisme historique, à part Yves Guéna, Edgard Pisani et lui-même.
L’affaire Boulin
Après son retrait des affaires dans les années 1990 pour cause d’échecs électoraux, Jean Charbonnel est
revenu dans l’actualité politique au début des années 2010 lorsqu’il a affirmé connaître le nom des deux responsables de ce qu’il estimait être l’assassinat de son ami et ministre Robert
Boulin.
Deux ans après ses premières déclarations sur France Inter, Jean Charbonnel témoignait à nouveau le 12
février 2011 dans le journal "Sud-Ouest" : « La dernière fois que je l’ai croisé [en parlant de Robert Boulin], c’était deux mois avant sa mort,
sur un trottoir de la rue de Varenne. "Comment vas-tu, Jean ? J’aurais à te parler", m’avait-il dit. Après, j’ai compris qu’il voulait probablement évoquer l’éventualité de sa nomination au
poste de Premier Ministre de Valéry Giscard d’Estaing. Non seulement il était brillant, mais c’était le meilleur débatteur du groupe gaulliste. On cherchait à le déstabiliser. Il a été tué soit
parce qu’il était sur le point d’entrer à Matignon, soit parce qu’il avait les moyens de confondre ceux qui cherchaient à le déstabiliser. Ou peut-être à cause de ces deux raisons à la
fois. ».
Au début, Jean Charbonnel était convaincu de la version du suicide : « Vous comprenez, j’avais vu la lettre signée de Boulin parvenue chez Chaban lui annonçant son suicide. ».
Mais Alexandre Sanguinetti, qui fut son collègue du gouvernement en 1966, lui avait fait changer d’avis deux
mois après la mort de Robert Boulin. Alexandre Sanguinetti était un gaulliste "forcené", secrétaire général de l’UDR d’octobre 1973 à décembre 1974, soutien de Michel Debré pour l’élection
présidentielle de 1981, et il fut surtout le cofondateur du SAC (Service d’action civique), funeste organisation gaulliste chargée de "basses œuvres" qui fut dissoute en 1982 après
l’insupportable tuerie d’Auriol.
Deux mois après, effectivement, Jean Charbonnel et Alexandre Sanguinetti s’étaient retrouvés à Brive au cours
d’un dîner débat. Alexandre Sanguinetti lui aurait alors révélé les deux noms : « Le nom du commanditaire, si c’est bien lui, est très connu.
Celui de l’exécutant ne me disait rien en 1979. Depuis, je me suis renseigné. L’un comme l’autre sont encore en vie. Si la justice veut les interroger, il faut néanmoins qu’elle se
presse. ». Jean Charbonnel ajoutait : « Nous devions nous revoir pour en parler. Il est mort avant. ». Alexandre Sanguinetti
succomba en effet le 9 octobre 1980 d’une crise cardiaque à l’âge de 67 ans. Le domicile de sa fille Laetitia, qui fut son attachée parlementaire, fut cambriolé quelques jours après sa
disparition.
Jean Charbonnel comprenait la loi du silence, car tout révéler provoquerait un tremblement de terre dans la
classe politique : « Si personne n’a rien voulu voir et entendre, c’est que les répercussions auraient été trop fortes, sans doute. (…) Nous
vivions une période de transition. C’était la fin du gaullisme gaullien. Mais les mœurs étaient encore violentes, à droite comme à gauche. Les réseaux issus de la guerre, de l’OAS, ceux du SAC
étaient encore actifs, sans véritable chef à la tête. Les barons du gaullisme, dont certains avaient lâché Chaban en 1974, avaient créé du vide. Les meurtres de Broglie, Boulin et Fontanet ont eu
ce vide pour toile de fond. ».
Il ne voulait pas créer forcément un scandale : « J’attends que les magistrats, si scrupuleux de leur indépendance et de leur dignité, fassent enfin leur travail. Je ne peux livrer les deux noms que
m’avaient glissés Sanguinetti en pâture, comme cela. Je ne peux les révéler qu’à un juge. ».
Et de terminer avec malice : « Les noms du commanditaire
et de l’exécutant de l’assassinat de Robert Boulin, tels qu’Alexandre Sanguinetti me les avait glissés en décembre 1979, sont déposés dans un coffre. S’il m’arrive quelque chose, on les
retrouvera toujours. ».
Le 1er février 2013, Jean Charbonnel confirmait ses précédentes déclarations : « [Alexandre Sanguinetti] me dit : "Tu as bien compris qu’il a été assassiné ? C’est X et Y et je t’en dirai davantage à Paris. Il ne m’en a jamais
reparlé, je n’ai pas eu l’occasion de le revoir. ». Et Jean Charbonnel proposa de rencontrer à ce sujet la Ministre de la Justice Christiane Taubira : « On verrait ensuite avec la Garde des Sceaux quelle
publicité en donner. ».
Le dernier rêve
Jean Charbonnel n’a probablement pas achevé son dernier projet, celui d’écrire un livre référence sur Charles Péguy.
La messe d’enterrement de Jean Charbonnel aura lieu en l’église Saint-Pierre-du-Gros-caillou à Paris
7e le mercredi 26 février 2014 à 10h30. Il sera inhumé dans l’intimité familiale en Bretagne et la ville de Brive organisera dans les prochains jours une cérémonie pour rendre hommage
à celui qui fut son maire pendant presque trois décennies. Aujourd'hui, le gaullisme est en deuil.
Aussi sur le
blog.
Sylvain
Rakotoarison (22 février 2014)
http://www.rakotoarison.eu
La plupart des citations de Jean Charbonnel datent de janvier 2012 et proviennent de l’article "Entretien
avec Jean Charbonnel" par Anne Dulphy et Christine Manigand, "Histoire et Politique, culture, société", n°17 de mai-août 2012.
Pour aller plus loin :
De Gaulle.
Le gaullisme
politique.
Edmond Michelet.
Georges
Pompidou.
Pierre Messmer.
Robert
Boulin.
Jacques Chaban-Delmas.
Valéry Giscard
d’Estaing.
Jacques Chirac.
Edgar
Faure.
Jean Lecanuet.
Étienne
Borne.
Jean Foyer.
Michel
Debré.
Jean-Marcel Jeanneney.
Olivier Guichard.
Alain
Peyrefitte.
Roger Galley.
http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/jean-charbonnel-1927-2014-148400