Il y a des livres qu'on attend et pour lesquels il faut s'armer de patience... Oui, si certains écrivains sont prolifiques, trop, parfois, d'autres savent se faire attendre, se faire désirer, longuement... C'est le cas de notre auteur du soir, mais, quand on le lit enfin, qu'on voyage, qu'on savoure, qu'on prend son pied (en tant que lecteur, je précise), ça valait vraiment la peine de se ronger les ongles... Après le formidable "Gagner la guerre", Jean-Philippe Jaworski nous emmène dans une époque peu exploitée par la littérature : l'antiquité celte. "Nos ancêtres, les Gaulois", on connaît tous l'expression, elle prend un sacré coup de vieux avec "Même pas mort" (aux Moutons Electriques), premier tome d'une trilogie, intitulée "Rois du Monde". Si vous êtes de ceux qui pensent qu'il n'est pas nécessaire d'être un grand écrivain pour écrire de la fantasy, lisez Jaworski, prenez une claque et changez d'avis !
Bellovèse est le fils aîné de Sacrovèse, roi des Turons. Il raconte à un marin ionien sa vie, pour le moins mouvementée... Car, s'il est fils de roi, il n'en est pas pour autant prince. Lorsque s'ouvre le roman, il fait le récit sa chevauchée à travers les terres celtes en compagnie de Sumarios, héros biturige, et d'Albios le Champion, barde et enchanteur.
La destination du trio : Vorgannon, la capitales de Osismes, peuple celte vivant en Armorique. Bellovèse doit y rencontrer le maître des lieux, le roi Gudomaros, pour lui faire une requête... Enfin, requête, le mot n'est pas vraiment juste, tant le jeune homme et ses deux acolytes vont insister auprès du souverain celte.
Ce qu'ils attendent de lui, ce n'est pas une approbation, mais une aide concrète afin d'aller sur l'île des Vieilles. Bellovèse, Sumarios et Albios savent pertinemment qu'il leur faudra forcer la main de Gudomaros. Et pour cause : aucun homme ne peut aller sur cette île, où vivent les neuf Gallicènes, des devineresses au pouvoir connu et reconnu. Lorsqu'elles ont besoin de quelque chose ou de quelqu'un, c'est elles qui viennent sur le continent, mais personne ne peut débarquer sur leur île sans y avoir été invité...
Alors, pourquoi s'y rendre, puisque ça leur est interdit ? Parce que c'est l'épreuve qui a été imposée à Bellovèse par le Grand Druide Comrunos. Une épreuve que doit impérativement remplir Bellovèse, sous peine de ne jamais voir levé l'interdit qui pèse sur lui. Sumarios et Albios sont là pour témoigner que Bellovèse a bien rempli sa mission...
Gudomaros n'étant qu'un intermédiaire, c'est aux Gallicènes, auprès desquelles il doit se rendre seul, sur cette île manifestement hostile, entouré par de récifs redoutés par les marins de la région, que Bellovèse va expliquer la raison de sa venue malgré le danger... Si le jeune homme, pas encore un guerrier, puisque ses cheveux n'ont pas encore été coupés, est provisoirement banni, c'est parce qu'il n'est... "même pas mort", selon ses propres mots...
Aux Gallicènes, il fait le récit de cette campagne militaire à laquelle il a prit part, avec son frère cadet Ségovèse. Ils avaient rejoint, avec un certain nombre de troupes issues des peuples celtes, les Lémovices, en guerre contre les Ambrones qui menacent d'envahir leur territoire... Et, au cours d'un combat, à un moment clé de la bataille, Bellovès fut blessé. Mortellement...
Du moins, pour n'importe quel autre homme ainsi touché... Mais lui, Bellovèse, fils de Sacravèse, z refusé la mort... Une situation extraordinaire qui ne peut qu'être le produit d'une intervention divine, tout l'entourage de Bellovèse, jusqu'à son oncle, Ambigat, le Haut Roi, est d'accord là-dessus. Mais de quelle nature ? N'y a-t-il pas le risque que ce soit le fruit d'un sort maléfique ?
Voilà l'ambiguïté que doit lever Bellovèse en se rendant à l'île des Vieilles... Au marin ionien qui l'écoute, il fait le récit de cette rencontre avec les neuf Immortelles. En partie, tout du moins. Mais il relate aussi la fameuse campagne où il a été blessé et, remontant encore dans le temps, son enfance à Attegia, dans une demeure modeste, aux côtés de sa mère, Dannissa, soeur du Haut Roi... Et enfin, ce qui est advenu après son retour de l'île aux vieilles...
Je n'en dis pas plus, il faut découvrir tout cela, comme un puzzle dont chacune des pièces vient prendre sa place pour former un récit qui est loin d'être encore complet. Et pour cause, c'est le premier volet d'une véritable trilogie, nous devrions encore en apprendre beaucoup, même si quelques indices sont donnés dès ce premier tome, sur les raisons de la présence de Bellovèse aux côtés d'un marin ionien, par exemple...
Pour autant, on a dans ces 300 pages de quoi s'occuper, de quoi nourrir sa passion de lecteur : du voyage, de l'action, des batailles, des situations entre réalité, rêve et magie, sans négliger le fait qu'un narrateur à la première personne du singulier a toujours un peu tendance à enjoliver son récit... Et l'épopée de Bellovèse, le prince même pas mort, nous réserve sans doute encore bien des surprises...
Une petite précision : je suis, évidemment, entré bien moins en profondeur que dans le roman dans la géographie et l'ethnographie du roman. Mais, vous aurez déjà remarqué des lieux et des peuples aux noms intrigants, parfois... Rien de surprenant, me direz-vous, on est dans un roman de fantasy, on entre dans un univers différent du nôtre, normal de devoir s'habituer à tous ces noms nouveaux...
On peut évidemment lire "Même pas mort" sans trop se soucier de cela et prendre ces informations comme dans des univers de fiction pure. Mais, je vous conseillerai, même si, parfois, c'est un peu fastidieux, de faire chauffer votre moteur de recherche préféré, car ces peuples, ces lieux, mais aussi certains personnages (je pense aux Gallicènes) ne sont pas sortis de l'imagination fertile de Jean-Philippe Jaworski.
Nous sommes dans une histoire qui est la nôtre, même si, comme je le disais d'emblée, il ne faut pas retomber dans la vieille formule "nos ancêtres, les Gaulois". On est bien dans de la fantasy historique et le romancier a sans doute réalisé un énorme travail documentaire pour nous plonger dans la culture, les traditions ou les légendes de ces peuples antiques.
On est à la fois loin des images d'Epinal que nous avons tous en tête sur cette époque, et l'on retrouve pourtant quelques aspects, comme ces banquets gargantuesques, mais aussi la mentalité fort belliqueuse de tous ces peuples, dont les hommes, dès le plus jeune âge, sont éduqués pour devenir des guerriers. En revanche, Albios, le barde, est bien loin d'un Assurancetourix, pour éclairer mon propos de manière presque caricaturale...
On se rend compte, en se penchant sur la géographie, des distances incroyables parcourues par ces hommes, simplement à pied ou à cheval, l'existence d'un réseau de communication remarquable eu égard aux moyens de l'époque, géré par ces fameux bardes, mais aussi la violence, les alliances politiques mouvantes, le rôle des Druides, les religieux dont la fonction est elle aussi éminemment politique (même si elle n'est que diffuse dans ce premier tome...), les croyances dans la magie ou le surnaturelle, le respect profondément ancré des codes, des traditions, des anciens... Tout cela est passionnant...
Et, comme Jaworski, qui a une longue expérience du jeu de rôle, également, y ajoute des éléments de fiction qui envoûtent le lecteur, la trahison, le mystère, qui entretiennent une forme de suspense (même si on est dans une épopée, pas dans un thriller), le fantastique, en particulier dans un passage en forêt qu'il est difficile de qualifier (est-ce l'imagination de Bellovèse qui parle ? Raconte-t-il un rêve, des souvenirs véritables ou le fruit d'un délire dû à ses blessures ? Je vous laisse juge...). Bellovèse et Ségovèse y font d'étranges et périlleuses rencontres, jouant avec les mythes celtes et offrant une scène débridée et effrayante...
Et puis, il y a le style Jaworski... Comment ne pas parler de l'écriture de celui qui est encore un jeune écrivain ? Découverte dans le recueil de nouvelles "Janua Vera", elle s'épanouit pleinement dans le roman "Gagner la guerre" ) travers l'univers du Vieux Royaume. L'homme est professeur de lettres et cela se ressent dans sa façon d'y manier la langue : un style soutenu pour la narration, un style bien plus familier pour tout ce qui touche au personnage central de spadassin. Jaworski y emploie l'argot avec un talent "audiardesque" et une jubilation contagieuse.
C'est peu dire que j'attendais, sachant qu'il avait décidé de changer complètement d'univers pour son nouveau roman, de voir comment allait évoluer son écriture, riche, belle et inventive. Et je ne suis nullement déçu, bien au contraire. Il se renouvelle, proposant autre chose que le style volontiers goguenard employé dans "Gagner la guerre".
Dans "Même pas mort", la sobriété de ton est de mise, presque une forme d'austérité, dans la narration de Bellovèse. Le niveau de langue est soutenue mais la richesse du vocabulaire et la fluidité sont toujours là, la capacité à nous emmener au coeur de l'action, de nous faire voyager dans des paysages qui ont souvent leur rôle à jouer dans l'histoire.
Mais, dès que les dialogues s'installent, surtout entre ces héros, comprenez les féroces guerriers qui ont déjà connus le bruit et la fureur du combat et prouvé sur le champ de bataille leur courage, alors, le style se fait plus familier. Moins argotique que dans "Gagner la guerre", mais avec une vulgarité quotidienne comme nous en employons tous...
Bien sûr, si on chipote, on peut se demander comment parlaient vraiment les Gaulois ou les Celtes ("Gaulois" étant sans doute impropre ici, puisque c'est une appellation romaine et les Romains sont absents de notre histoire...). Mais quelle importance ? Nous avons besoin de les comprendre et ce décalage linguistique entre la narration et les dialogues est aussi quelque chose qui donne de la vie au récit, tout en brisant la monotonie qui peut s'installer dans le fil d'un monologue...
Signalons toutefois que Jean-Philippe Jaworski n'a pas opté pour la facilité d'un récit chronologique. Sa construction narrative joue sur les flash-backs, mêle les époques, mais aussi la réalité et le rêve, comme dit plus haut... Résultat, un roman qui demande de l'attention et de la concentration. Et aussi, l'impression tenace qu'on ne pourra embrasser cette histoire qu'une fois lus les trois tomes de la trilogie.
C'est dire si, au-delà des qualités d'écriture et l'imagination de l'auteur, il y a aussi un énorme travail de découpage et de construction, non pas pour embrouiller le lecteur, mais pour ménager des effets, amener des situations inattendues, éclairer certains épisodes à travers d'autres, voire installer dans l"histoire les pousses qui grandiront plus loin, qu'on retrouvera peut-être à de futurs moments clés du récit...
Je suis toujours surpris de lire parfois des lecteurs qui trouvent que des passages de romans sont inutiles... Non, si un roman est bien fait, chaque passage, même le plus anodin, le plus décalé, le plus hors sujet en apparence, doit venir s'imbriquer dans le plan général du livre. Ici, au vu de la construction, je ne doute pas une seconde que chaque partie, chaque épisode, chaque événement relaté, soit à sa place et soit utile à ce qui viendra dans les prochains volets. Restera à découvrir comment, dit-il, en frémissant déjà d'impatience !
A la lecture de "Même pas mort", on ne s'ennuie pas une seconde. On plonge dans cet univers si proche et pourtant si lointain. Si proche, parce qu'on y retrouve des bases de notre histoire, de la mosaïque qui a fini par devenir la France, des siècles plus tard. Si lointain, parce que, encore une fois, on en sait assez peu sur cette civilisation, et essentiellement par des regards extérieurs et indirects...
Amusant, et on en revient à mon conseil de recherche, de voir que les controverses archéologiques demeurent concernant certaines localisations exactes (c'est le cas pour Vorgannon, par exemple) et qu'on avance plus avec des théories qu'avec des certitudes. C'est dire s'il y a là une riche matière première pour un romancier afin de se glisser dans un univers loin d'avoir révélé tous ses secrets !
Allez, je ne vais pas bouder mon plaisir : j'ai aimé "Même pas mort". Je ne vais pas jouer au jeu des comparaisons avec "Gagner la guerre", qui est, pour moi, un immense livre. Mais, d'ores et déjà, et dans l'attente de lire dans les années prochaines l'intégralité de la trilogie "Rois du monde", on sait qu'on est dans la continuité des textes précédents, en y ajoutant l'originalité de cet univers, dans lequel on voit poindre ce qui servira de base aux mythes Arthuriens, tout en en restant très éloigné.
La fantasy est un genre qui pâtit toujours d'une image un peu péjorative, tout du moins sur le plan littéraire... On s'extasie volontiers sur les adaptations audiovisuelles des oeuvres de Tolkien ou G.R.R. Martin, mais on dénie bien trop souvent aux auteurs de fantasy, en particulier francophones, la qualité d'écrivain.
Jean-Philippe Jaworski dément cette idée reçue obsolète, il allie à un imaginaire foisonnant une écriture de fort belle facture, très classique dans la forme et qui, j'en suis convaincu, n'a rien à envier à bien des écrivains de littérature générale, au contraire... Un travail remarquable auquel j'associe la maison d'édition, les Moutons Electriques, qui, à chaque publication, réaffirme cette volonté de qualité, tant sur le fond que sur la forme...
Et, maintenant, il va falloir patienter quelques mois avant de retrouver Bellovèse, "celui qui a refusé la mort", pour en savoir plus sur lui et son destin hors du commun. A la fin de ce premier tome, nous n'en sommes encore qu'au commencement et le héros ne fait que se dessiner encore derrière la carrure du jeune homme revanchard et énigmatique... A suivre !