e grand corps fluide ne retrouve plus grand-chose de ce qu'il était.
Des masses sombres lui roulent dessus sans cesse, aujourd'hui. Il n'entend plus, ou presque, ses membres graciles, si nombreux, si agiles, il n'entend plus leur milliers de voix, noyées quelles sont dans le fracas des masses là-haut, si sombres, si lourdes qu'une gouttelette ne les mouille même pas.
Jamais on ne le laisse en repos. Jamais il ne peut déployer sa naturelle vigueur et s'en aller vers son terme sans souci, libre de s'étendre et de cabrioler dans un lit taillé à sa mesure. Les ondes lourdes et lasses, il avance sans force, sans ambition, pire, sans conviction.
Il se voit sans cesse contrarié, contraint, lui qui ne cherche plus que le repos. Oui, le repos lui suffirait, il se sent malade. Son corps trimbale tant de scories si éloignées de l'eau pure. Pourtant, il perçoit régulièrement dans l'air du temps, des envies et des stratégies pour le revigorer. Elles viennent du fond du ciel, sans doute. Des abîmes où il est destiné à se perdre et mourir pour ressusciter un jour, ailleurs. Où d'outre-surface, de ce néant où pas une goutte ne glisse. Pas de lui-même, en tous cas.
D'idée sur ce qu'il est et sur ce qu'il espère, il n'en a guère. Alors, quand lui vient la promesse qu'on le traitera, qu'on le traitera mieux, qu'on le traitera enfin avec le respect qu'oblige la pureté de ses eaux originelles, il écoute, parfois il veut croire, même s'il doute un peu. Enfin cette pureté de naissance, cette clarté, cette infinie cohésion de ses milliards de gouttes anonymes, toutes identiques, à jamais mêlées dans la destinée qui n'est rien si ce n'est de persévérer en lui-même, enfin voir clair et rouler, couler avec confiance, ce serait beau.
Mais il est presque aveugle et le couloir qu'on lui laisse n'est pas fait pour la vastitude d'une conscience ancienne, d'une histoire que chaque goutte a écrit. Il déploie ses sens comme le font les créatures vivantes qu'il pressent autour de lui, immense océan de vie dont il n'est qu'un des membres. Il écoute la moindre petite larme qui lui vient et tente de deviner l'avenir qui se prépare si loin, dans quelque univers parallèle où on le scrute, on l'évalue comme quelque chose fait pour servir quelque but inimaginable, mais n'y parvient pas. Alors, le long des quais impavides il passe lentement, en rêvant d'une fin qui serait comme un avant, mais il ne peut oublier qu'il a vécu et vit toujours.