Voilà un livre étonnant, que je rangerais sur l'étagère où commencent à s'empiler les "romans d'amour culinaire" qui me semblent constituer un nouveau genre (comme Le restaurant de l'amour retrouvé et Mobile de rupture, pour n'en citer que deux parmi ceux que j'ai récemment chroniqués). Même si l'anniversaire de l'héroïne est fêtée le 16 décembre, je pourrais aussi le classer dans une rubrique "Saint-Valentin", puisque nous sommes en février.
Je l'écris sans ironie car ce roman présente plusieurs niveaux de lecture, associant faits réels et fictionnels sous la plume d'un certain Nicolas Barreau. L'auteur serait-il français ? Si l'on ne m'avait pas dit que c'est le pseudonyme d'un écrivain allemand travaillant dans le monde de l’édition j'aurais misé sur Marc Lévy désirant infléchir son style. Le Sourire des femmes remporta un succès phénoménal en Allemagne et le voilà qui arrive en France, traduit par Sabine Wyckaert-Fetick.
C'est l'histoire de la rencontre d'André Chabanais, éditeur, avec Aurélie Bredin, chef du restaurant Le Temps des Cerises. La lecture en est troublante lorsqu'on découvre qu'André a écrit, sous le pseudonyme de Robert Miller, un roman intitulé Le Sourire des femmes dont l'action se passe dans un restaurant qui se trouve être Le Temps des Cerises et où le personnage principal porte les mêmes vêtements qu'Aurélie.
Tout est hasard, ou destin, affirme le personnage de Bernadette avec philosophie (p. 60).
En faisant alterner la voix d'André avec celle d'Aurélie, Nicolas Barreau nous balade constamment entre le vrai et le faux, questionnant au passage le lecteur sur les clés de la séduction. Est-il profitable à long terme de travestir la réalité ? Comment se dépêtrer d'un réseau de mensonges ? On se demandera à la fin si notre Nicolas ne se perd pas lui-même dans ce jeu, à l'instar du e dans le a de Laetitia dans la chanson écrite par Serge Gainsbourg en 1963, que l'on retrouve dans le CD Putumayo présents French Cafe :Sur ma remington portativeJ'ai écrit ton nom LaetitiaElaeudanla Teïtéïa
Sur cet album, produit en 2003, c'est Jane Birkin qui interprète le titre Elaeudanla Teïtéïa. Il commence avec Fibre de verre et s'achève sur la Fée Clochette, en passant par Un jour comme un autre (Brigitte Bardot) comme on peut le lire p. 272. Pourquoi les éditeurs n'ont-ils jamais l'idée d'associer livre et CD dans un même produit ? Peut-être que le livre numérique se prêtera davantage à cette union que je ne cesse de réclamer. Nicolas Barreau aurait pu être le premier sur ce coup ...
Je ne lui en veux pas. Il a eu tout de même l'excellente idée de donner en annexe, quelques bonus comme ceux dont on gratifie les DVD. On dispose ainsi des recettes des deux repas mémorables partagés par Aurélie et André : celles du Menu d'amour, écrites avec beaucoup de poésie p. 236, et celle du Curry d'agneau à l'indienne de la Coupole, dont je confirme qu'il est excellent pour l'avoir dégusté plusieurs fois, du temps où j'étais Montparnassienne.
Il y a des lectures qui vous influencent longtemps. Depuis Art nègre de Bruno Tessarech, je suis sensible au recours aux pseudonymes pour signer une prose attribuée à un autre. J'ai malgré tout lu le Sourire des femmes comme un roman, sans chercher à deviner quelle est l'attachée de presse (j'en connais beaucoup, comme vous pouvez l'imaginer) qui se cache derrière Michèle Auteuil qui apparait page 48 (d'ailleurs les "miennes" sont plus sympathiques), quelle pourrait être cette librairie enchantée Le Capricorne, ni ces éditions d'Opale, cette auteure Hélène Bonvin (p. 65), l'agent Adam Goldberg ...
C'est bien au Procope qu'on a servi les premières crèmes glacées au Tout Paris (p. 25). Par contre, Le Temps des cerises ne se trouve pas rue Princesse (p. 42). Nicolas Barreau l'avoue à la fin. Son honneur est sauf parce qu'il se trouve que je connais (aussi) ce restaurant, véritable institution de la Butte-aux-Cailles, et qui mérite bien cette publicité.
Aurélie est un peu farfelue, n'aime pas le changement, collectionne les pensées et saute du coq à l'âne. Claude est très impulsif, très sûr de lui, entretient un rapport obsessionnel à son téléphone portable (p. 18). Il n'est pas fait pour elle. Exit Claude, mais la voici larguée, comme Rinco au début du Restaurant de l'amour retrouvé ... Quand la japonaise trouve refuge près de sa maison natale, Aurélie pousse la porte d'une librairie.
Aurélie et André vont bientôt pouvoir jouer au chat et de souris. On s'en ferait bien un film. Avec des seconds rôles aussi forts que les premiers. Chacun est doté, comme dans les meilleures pièces de Marivaux, d'un ami-confident qui fait progresser l'histoire. Ce sont Bernadette et son alter ego Adam.
Tout est bien qui finit bien, évidemment, et les clés de lecture qui semblent nécessaires à l'auteur nous seront données, y compris celle de la première rencontre (p. 136) qui se produit comme dans un rêve.
Avant Le Sourire des femmes Nicolas Barreau a déjà publié Die Frau meines Lebens (La Femme de ma vie), en 2007, et Du findest mich am Ende der Welt (Tu me trouveras au bout du monde), en 2008. Inutile de fouiller Internet à la recherche de son site, qui n'existe pas davantage que celui de Robert Miller dont Aurélie déplore l'absence (p. 125).
Le sourire des femmes de Nicolas Barreau, traduction de Sabine Wyckaert-Fetick, aux Editions Héloïse d'Ormesson, février 2014