On retrouve dans le dernier ouvrage du caennais Bruno Fern que les éditions NOUS viennent de publier sous le titre reverbs sous-titré "phrases simples", son refus déterminé du pathos, sa langue laconique, sobre, limpide, stricte, simple en un mot, son goût pour les jeux de (dé)construction de la langue fondés sur une contrainte formelle explicite ou pas, le tout assaisonné de ce qu'il faut d'humour pour nous épargner l'empesé sérieux qui leste trop souvent la littérature dite expérimentale.
Le titre évoque les triturations du verbe et le sous-titre annonce la contrainte: le livre est une compilation de 936 (sauf erreur) phrases simples, dont la définition canonique et officielle est énoncée d'emblée: "Rappel du CE 1:"Une phrase simple ne contient qu'un seul verbe conjugué".
Le lecteur peut examiner le texte à la loupe pour prendre en défaut l'auteur. On ne lui dira rien.
Ces 936 phrases, 6 ou 7 de une à deux lignes par page, un mot ou 14 lignes une seule fois, sont entrelardées de rappels, de 16 remarques, de 18 exemples, de la reproduction de deux panneaux d'information: "Le stationnement est interdit dans le périmètre matérialisé", "Ici naquit Malherbe en 1555" (pour les caennais), de citations détournées ou clandestines, par ex. "Elle a comme un défaut", "Quelque chose qui cloche là-dedans, j'y retourne immédiatement", "C'est une courbe aigüe./ Elle mesure + ou – 18 mètres. / ça n'existe pas.", etc., de calembours: "C'est dans la nature des causes", "ça fait des ordres...", une contrepèterie "Le tour est joué. / Le jour est tué.", le mixage des registres de langue ("C'est kif-kif avec les phrases", "Il lui arrive de s'emmêler les pinceaux"), des slogans arrangés (en anglais).
C'est la langue qui est ainsi questionnée et passée à la moulinette, comme la forme ("Elle (la phrase) tente de trouver une forme. /.../ Remarque 1: a priori la forme ferme./ Remarque sur la remarque 1: l'informe n'ouvre pas pour autant./ Pour ouvrir il faut pouvoir fermer – et vice versa.") et l'on retrouve les marques de l'écriture de Fern, dont tissage et décalage sont les deux mamelles comme il l'indique explicitement, tout un système de reprises, d'échos, de coutures et dé-coutures.
Fern disloque son texte. "Il y a de la dissémination dans l'air". Certaines phrases sont tronçonnées en segments étanches, et il faut oublier la ponctuation: "Une phrase en engraine une. / Autre entre dans la danse. / La culbute aussi sec./ de la suite". La trame c'est au lecteur vigilant de la reconstituer en raboutant les fils du texte, en s'engageant dans une sorte de jeu de piste, d'enquête, de remaillage, pour retrouver les enchaînements clandestins, rebâtir les ensembles débités.
Ces manipulations ne sont jamais gratuites. Fern dénonce la prolifération dans le monde d'aujourd'hui d'un discours minimaliste de la "communication", le stade ultime de la paupérisation du discours avant l'aphasie et la surdité généralisées. "C'est une lutte engagée contre la surdité" écrit-il affirmant ainsi la fonction polémique de son livre.
L'un de ses défis est de parvenir à enrichir par tous les détours possibles cette langue presque réduite à rien, il faut inventer un code, un discours résistants, pour réintroduire du sens fondamentalement politique dans un langage d'où il est massivement évacué.
Cet usage presque militant de l'écriture apparaît dans le rappel des terrifiantes réalités politiques et sociales induites par la mondialisation triomphante. "Ex.1: seul l'art est capable de nous révéler la réalité profonde." On peut lire cette phrase au premier degré.
Reverbs est un livre bref, dense, grave et brillant qui se déplie et se démultiplie, modestement vertigineux, subtilement égarant. Une vraie réussite.
[Henri Droguet]
Bruno Fern, reverbs, phrases simples, éditions NOUS, collection "disparate", 2013, 14 €.