Lorsqu’un saut calendaire d’une année sur l’autre se profile, il est désormais coutume de dresser des listes exhaustives classant les groupes et morceaux ayant fait l’année, en plus de labels sans cesse plus nombreux à assumer les risques de la production vinylique, et ce, malgré ou grâce à la musique en ligne et au téléchargement. D’ailleurs, on ne déroge pas à la règle (lire). Mais au-delà du coup d’éclat, à quoi se jauge un bon label ? A son identité, ses sorties, son activité mais aussi et surtout à son modèle de développement : un bon label est un label qui dure, qui s’inscrit dans le temps et qui par ses choix imprime une esthétique à la fois multiple et référentielle. Le label créé une unité visuelle et stylistique, permettant à l’auditeur déjà acquis de s’y fier presque aveuglément, tout en conservant une diversité musicale intrinsèque. Dans la musique indépendante contemporaine, si l’on veut s’extraire de la ghettoïsation engendrée par les modes de production lo-fi – digital et cassette – il n’y a pas trente-six solutions. Il y a quelques années déjà, au cours d’un long entretien (lire), Julien Rohel, instigateur de Clapping Music, nous livrait de but en blanc l’une des recettes les plus réalistes : aujourd’hui notre modèle économique est quasi le même que celui d’il y a dix ans : tout juste suffisant pour vivoter et se débrouiller. Dans dix ans ? Le même mais avec plus de moyens et avec un ou deux groupes ayant bien explosé, permettant de financer le reste… Pas un truc de masse mais de bons disques qui marchent et qui permettent à la structure de grossir pour se développer et produire dans de meilleures conditions. Je reste persuadé qu’avec les groupes qu’on a, il y a la potentialité de sortir du cercle un peu trop étriqué du réseau indépendant français… Si l’on reste convaincu de l’acuité d’un tel constat, inutile de préciser que les exemples qui viennent à l’esprit pour l’illustrer ne sont pas légions en France quand d’autres, Outre-Atlantique, se posent là, tout auréolés d’une flopée de disques ayant fait date en 2013. Ce qui n’est pas rien à l’heure où tout se perd et se confond dans un fil d’actualité continu, noyant littéralement l’auditeur de nouveautés et rééditions après l’avoir sevré de si longues années. Parmi ceux-ci, les labels Arbutus Records et Mexican Summer (lire), chacun ayant soufflé en 2013 sa cinquième bougie, méritent un éclairage tout particulier, cristallisant l’attention, par de-là leurs spécificités respectives, autour d’un triptyque de valeurs cousu d’amitié, d’intégrité et d’éthique.
Entrevue avec Sebastian Cowan
2012 aura été l’année de Claire Boucher qui, avec son troisième album Visions sous le patronyme de Grimes, réussit le tour de force de conjuguer succès critique et engouement populaire. Propulsée par une alliance entre son label de toujours Arbutus Records et l’anglais 4AD Records, la canadienne fit d’Oblivion un véritable hymne d’une jeunesse n’arrivant pas à se décider entre gimmick pop et sonorités électroniques. Pile le creuset de la structure fomentée en 2008 par Sebastian Cowan qui, à la force du poignet, convertit ce qui au départ n’était qu’une histoire d’amis se côtoyant aux alentours de La Brique, squat d’artistes à Montréal, aujourd’hui fermé, en véritable label à l’exigence avérée et à l’aura dépassant allègrement les frontières. De Sean Nicholas Savage publiant en 2008 successivement les trois premières références d’Arbutus, deux CDr et un LP, de Grimes donc, égrainant en 2010 son inaugural Geidi Primes, en passant par Blue Hawaii, Tops, Braids, Doldrums, Tonstartssbandht, et plus récemment Majical Cloudz, chaque sortie est étudiée, ne laissant que peu au hasard, Sebastian, rejoint par Marilis Cardinal, trouvant pour chacune d’entres-elles le format adéquat, le réseau idoine, se saignant presque pour les faire tourner aux Etats-Unis et en Europe, dans des salles de moins en moins confidentielles. Si tu lances un label avec des potes, tu n’as jamais l’impression de bosser - une bien belle maxime qu’il coucha sur papier pour Impose (lire) et qui explique un tel dévouement s’exprimant même pour les projets plus confidentiels de ses amis regroupés au sein d’une division digitale et libre de téléchargement du label, dénommé Movie Star, avec, entres autres, Kool Music et Solar Year en plus des side-projets de David Carriere de Tops, Paula, d’Alex Cowan de Blue Hawaii, Agor, et d’Edwin Mathis White de Tonstartssbandht, Eola. Histoire de commencer l’année 2014 sous les meilleurs hospices, le label québécois dropera Bermuda Waterfall le 13 mars prochain de son éminence Sean Nicholas Savage, véritable coqueluche du Hog Hog Festival.
Quelles ont été tes premières expériences musicales ?
Je ne peux parler qu’en mon nom, j’ai grandi à Vancouver où j’allais aux concerts punk tout public dans les centres communautaires. Je jouais dans des groupes et j’aidais à organiser des concerts. A 17 ans j’ai déménagé à Londres et je suis tombé à fond dans la dance à le son Warp du début des années 90. Puis je suis arrivé à Montréal en 2007. J’ai rencontré Marilis. Au départ, j’avais besoin de quelqu’un pour faire la com’, elle était fan des groupes et s’en chargeait déjà plus ou moins. C’était logique de commencer à bosser ensemble.
Dis moi comment Arbutus est né ?
Quand j’ai emménagé à Montréal, c’était pour monter un espace de concert DIY dans un entrepôt. Il y a eu de nombreux changements mais le plus durable et le plus significatif pour moi impliquait une règle selon laquelle un de mes amis devait jouer à chaque concert. Le nombre de mes amis a vite augmenté et ça a effectivement permis à une certaine scène d’émerger et de grandir. J’ai commencé Arbutus afin d’enregistrer et de partager la musique au-delà de ces murs.
Arbutus est plus qu’un simple label. Pourquoi ?
L’éthique à son origine, celle des valeurs punk et DIY, imprègne encore tout ce qu’on fait. Derrière, il y a une communauté très soudée. On habite tous dans le même coin et notre bureau sert à la fois de local de répétition et de studio d’enregistrement. Tout ce qu’on fait, on le fait ensemble.
Peux-tu expliquer le nom du label ?
C’est un arbre de la côte ouest. J’ai passé la majorité de mon enfance sur cette petite île du golfe qui en était recouverte. J’ai toujours aimé la façon dont l’écorce s’écaillait en été comme un parchemin afin de laisser apparaître le bois blanc, avec des colonies de fourmis faisant des allers-retours. Il prend toujours racine dans les endroits les plus surprenants, en haut des falaises surplombant l’océan.
Peux-tu nous expliquer pourquoi La Briques est un lieu important pour Arbutus ?
La Brique est le centre de tous nos efforts créatifs. C’est dans le même bâtiment où était Lab Synthèse – le lieu où tout à commencé – et c’est à cinq minutes à pied, au delà d’une barrière et d’une voie ferrée, de là où nous habitons tous. Notre bureau s’y trouve et je fais souvent des journées de douze heures. Donc j’y passe beaucoup de temps et j’y vois les choses s’y produire. C’est au quatrième étage et il y a une très belle vue sur la voie ferrée.
Y-a-t’il une esthétique, un concept auquel vous essayez de vous tenir à chaque sortie ?
En plus de tout ce dont j’ai déjà parlé, je pense qu’il y a quelques caractéristiques communes à tous les artistes d’Arbutus. C’est vrai que les styles sont tous un peu différents mais à l’origine, nous somme tous très semblables. On vient du même univers, on fait tous quelque chose de similaire. Il y a quelques principes que je considère comme essentiels à l’existence et que j’essaie d’encourager dans la mesure du possible chez les artistes et leur musique. Un exemple serait l’humour. C’est si important de garder le sens de l’humour face aux aléas de la vie et c’est très certainement une qualité que l’on retrouve au travers de nos productions.
Comment choisis-tu les artistes avec lesquels tu travailles ?
Je regarde parmi mes amis les plus proches. Aussi mince/limité que cela puisse paraître, si une personne fait de la musique vraiment magnifique, je me retrouve attiré par elle – et on devient très proches en peu de temps.
Quelles sont les rapports entre les groupes et le label ?
Très liés. Je travaille très dur et j’accorde énormément d’importance à ce que je fais, ce serait impossible si je n’aimais pas chaque individu avec lequel je travaille. C’est la base de tout. Les artistes sont impliqués dans chaque décision prise par le label, et à divers degrés, je participe presque toujours à/je suis presque toujours impliqué dans? la musique.
Claire Boucher fait plus qu’une apparition sur le label. Comment expliques-tu le succès de Grimes ?
Claire travaille beaucoup. Elle a tout sacrifié pour que ce succès se produise. Non pas que les autres groupes n’en aient ni la volonté ni la possibilité, mais son succès est le résultat d’un immense travail. Claire est une personne intelligente et a une idée très précise de ce qu’elle veut faire. Ceci, conjugué avec une compréhension profonde de la culture et une conduite/attitude exceptionnelle a vraiment aidé son succès.
Eola et Doldrums font parti des sorties de 2013. Peux-tu nous renseigner sur eux ?
Doldrums c’est Airick Woodhead. Il est de Toronto mais vit ici maintenant. J’ai fait deux tournées internatilanes avec lui et Grimes, ce qui nous pas mal rapproché. Sa musique est une parfaite représentation de sa personnalité. On pourrait dire la même chose d’Eola, qui est Edwin White de Tonstartssbandht. Eola est plus un projet axé sur des boucles de voix et un des disques les plus joués dans notre bureau.
Quelle est la sortie dont tu es le plus fier ?
Je ne peux pas choisir.
Qu’est ce qui s’annonce pour Arbutus ?
On est en train de faire la transition afin de devenir un label viable. Un label qui puisse subvenir aux modes de vie de ses artistes et sortir de la musique à échelle mondiale. C’est une période excitante.