Photo © Cyril Pariaud / Bong Project
Acteur majeur de la culture hip-hop, Miguel Nosibor nous a autorisé à rentrer dans son univers. De ses racines, de ses rencontres, notamment avec le slameur Abd Al Malik, et de ses batailles, le chorégraphe et danseur Aubagnais tire une formidable énergie qui lui permet d’avancer tout en étant le premier de cordée. L’idée de « mouvement » et de « déplacement » lui ont inspiré une chorégraphie dont le futur tramway aubagnais est devenu la forme et la matière vivante. C’est donc sur ces rails que nous démarrons cet entretien.
« L’arrivée du tram est une bonne chose »
« L’idée du mouvement, du déplacement, que je relie à l’arrivée du tramway, c’est une idée qui me séduit. Quand on utilise les transports en commun, on adopte un certain comportement, une certaine attitude. Qui sont ces personnages qui voyagent ? Qui sont ces gens transportés ? Il y a pas mal d’idées vraiment intéressantes à développer. Du coup je me suis dit : je vais prendre plutôt la forme de l’objet, le tram, et travailler sur cette forme avec les corps. L’idée est de se laisser transporter par notre imaginaire, pour que cette forme change, toujours dans l’idée qu’on reproduit le tram et que celui-ci va se transformer, se plier, se déplier, grandir, rapetisser. C’est la forme esthétique, la matière vivante. Je trouve le projet du tramway intéressant. Beaucoup de villes ont déjà le tram. C’est un moyen de transport économique et écologique et je suis pour qu’il y ait moins de voitures et davantage de transports en commun. Personnellement j’utilise beaucoup les transports en commun et pour moi l’arrivée du tram est une bonne chose même si ça crée des soucis pour le moment. Forcément les travaux ça perturbe mais au final je trouve que c’est une bonne chose. Beaucoup de villes l’ont. Montpellier l’a et je me souviens que ça n’a pas été simple au début. Aujourd’hui ça marche très bien. Je trouve cela intéressant. Plutôt que de rester enfermé dans sa petite boite de conserve et être seul, les choses se partagent, on fait des rencontres et on se mêle à la vie aubagnaise ».
« À Aubagne, on a la possibilité de faire des choses»
« Je me sens bien à Aubagne, j’ai grandi ici, j’ai vu les transformations à Aubagne. Cette ville je l’ai vu évoluer, grandir. J’y suis arrivé il y a quand même bien longtemps et d’une certaine façon j’ai participé à cette évolution de la ville. Moi je suis un homme de terrain et ce qui me plaît c’est de pouvoir sentir que j’ai mes racines quelque part et ainsi pouvoir me projeter ailleurs. Alors effectivement je vais ailleurs, je vais en Guyane, j’ai eu la chance d’aller en Inde, je vais en Allemagne, je me déplace, je vais ailleurs, à l’Étranger et partout en France et justement le fait de voyager me donne des éléments de comparaison. Je pense qu’il est très important pour tout le monde, pour tout citoyen, d’aller voir ailleurs ce qui se passe. Quand on va voir ailleurs ce qui se passe, on se rend compte de ce qu’on a chez soi et on se rend compte que finalement on a pas mal choses chez soi, qu’on a beaucoup et qu’on est riche. Qui plus est je pense qu’Aubagne est une ville riche, parce qu’il y a la possibilité de faire des choses, parce qu’il y a des moyens, on peut faire du sport, on peut faire n’importe quelle activité, à tous âges, jeunes ou moins jeunes, enfants, adolescents, adultes, il y en a pour tout le monde. Après sur le champ artistique, il y en a aussi pour tout le monde, on peut aller voir des spectacles qui sont très différents. Il y a une vraie proposition je trouve à Aubagne, de spectacles, de créations, de diversités. Il y en a vraiment pour tout le monde, c’est en ce sens que je trouve qu’Aubagne est une ville riche. C’est une ville qui se préoccupe de ses artistes, c’est une ville qui se préoccupe de ses acteurs. Qui sont ces acteurs ? Ceux qui font la ville, ceux qui sont sur le terrain, celles et ceux qui font la vie et qui donnent du rêve aussi à tout le monde. Il y a un vrai regard, il y a une vraie considération pour les artistes ».
« Mes racines et ma force sont ici »
« Je fais partie de ces gens qui ont conscience qu’on a des possibilités de faire des choses ici et je me suis battu toute ma vie et je continue à le faire pour m’insérer encore plus à Aubagne, pour confirmer et affirmer fort que mes racines sont ici et que ma force est ici et que je la prends ici et que c’est à partir de là que je peux aller voir ailleurs. Je pense que c’est important d’avoir des racines quelque part. Les miennes sont ici. Après c’est important pour moi d’être ici et ailleurs, d’être à la fois dans les hautes sphères, on va dire ça comme ça, de se retrouver dans des endroits connotés, avec une certaine prétention et ça c’est très bien, c’est super, ça fait du bien de se retrouver là aussi mais c’est important pour moi le terrain parce que ça me rappelle d’où je viens, ça me rappelle les difficultés que j’ai pu rencontrer, les doutes, les incertitudes… J’en ai eu beaucoup quand j’étais enfant, à l’école où c’était compliqué. Je ne savais pas ce que j’allais devenir. Le rapport aux adultes, le rapport aux profs, j’en avais pas de mauvais mais c’était complexe pour moi. Donc je me posais beaucoup de questions. Et je peux comprendre aujourd’hui les enfants et les jeunes qui peuvent être comme moi en proie au doute et je me dis que moi qui ait aujourd’hui entre guillemets une certaine réussite que mon rôle est d’être le plus adulte et le plus responsable possible. Mon rôle et c’est le rôle je crois de tout adulte, c’est d’avoir un regard pour les plus jeunes. On a tous un devoir il me semble, celui d’agir même si c’est un tout petit peu ou pas grand chose, mais de se retourner vers cette jeunesse et faire au mieux pour que cette jeunesse puisse briller et donner un bel avenir à notre histoire, à notre pays, à notre ville. Donc je fais du mieux que je peux ».
« L’important c’est d’être en phase avec soi-même »
« La compagnie En Phase a été le moyen pour moi d’affirmer que je viens d’ici, et la compagnie je l’ai montée à Aubagne, et que ses racines sont là et que c’est à partir de là que les choses vont démarrer, de manière plus réfléchie et plus construite. J’ai posé cette compagnie pour qu’il y ait un vrai chemin, un chemin clair. Avant la compagnie En Phase, j’ai travaillé dans différentes compagnies, dans d’autres structures et j’étais en formation même si c’était de manière très éclatée et c’était nécessaire pour moi d’avoir plusieurs cordes à mon arc. Aujourd’hui c’est important pour moi de centraliser tout ça et de comprendre toutes les disciplines, que ce soit la formation, la transmission aux enfants ou aux adultes, amateurs mais aussi professionnels. Je voulais qu’il y ait un fil conducteur. Avec la maturité et l’âge ça devenait important et en 2007 j’ai monté cette compagnie pour être en phase avec moi-même et être aussi en phase avec les autres. Sur Aubagne j’ai beaucoup d’élèves, quelque chose comme 300. J’ai aussi beaucoup d’élèves arlésiens car je travaille beaucoup avec Arles et ailleurs dans la région, et au-delà jusqu’en Guyane ».
« Abd Al Malik est une très belle personne »
« La rencontre avec Abd Al Malik a été une très belle rencontre. C’est quelqu’un avec qui je me suis rapidement retrouvé dans l’état d’esprit, la philosophie, la démarche. Abd Al Malik est un bosseur, donc on s’est retrouvés aussi sur ce terrain là. Il se trouve que j’étais en 2012 en résidence au Grand Théâtre de Provence à Aix chez Dominique Bluzet (1). Je travaillais ma nouvelle création, Empreintes, et Dominique Bluzet a proposé à Abd Al Malik de travailler sur les textes d’Albert Camus. Abd Al Malik a alors émis le souhait d’avoir à ses côtés un danseur pour donner plus de corps et de vie aux textes qu’il avait emmenés. Il avait envie de mouvement dans son travail. Il voulait un danseur qui ait à la fois cette culture hip-hop mais pas seulement, il voulait un danseur qui lui offre d’autres possibilités, qui amène un autre regard. Naturellement Dominique Bluzet lui a parlé de moi. Abd Al Malik a visionné mon travail sur mon site et a souhaité me rencontrer. Cela s’est fait à Aix. Nous avions prévu de nous voir une heure et au final on est resté presque trois heures à papoter et ça l’a fait et me voilà parti à Paris. On a fait énormément de scènes à Paris mais aussi dans la région, au Grand Théâtre de Provence bien sûr où on a joué plusieurs fois, mais aussi au Théâtre Liberté à Toulon. Abd Al Malik est une très belle personne. Et puis on fait Drucker, donc ça c’était pas mal. C’était fabuleux de se retrouver là. C’est une émission que je regardais déjà enfant le dimanche à la télévision. Alors se retrouver dans les loges du studio Gabriel avec Michel Drucker qui vient te saluer… Et puis rencontrer des acteurs que tu vois habituellement derrière l’écran et se retrouver au milieu d’eux… c’était assez fabuleux. Quelle belle expérience ! »
« À nous de nous battre parce qu’on viendra pas nous chercher »
« La culture hip hop c’est quoi ? C’est un mouvement qui est né dans les ghettos aux Etats-Unis dans les années 70 et qui a été fondé par des laissés-pour-compte. Cette culture elle dit quoi ? Elle dit serrons-nous les coudes, travaillons ensemble parce qu’on est pas que des gens voués à se tirer dessus, à être dans la prostitution ou dans la drogue, parce que c’était vraiment ça. Qu’allons-nous faire de nous-mêmes ? Et si on ne se projette pas dans l’avenir, personne ne le fera à notre place. Ça a été à l’époque bien pensé, de manière intelligente et notamment KRS-One (2) sait en parler de manière très forte avec le rap et on a des gens comme Afrika Bambaataa qui lui à un moment donné s’est dit je vais apporter une philosophie au mouvement pour que les petits frères ne soient plus dans cette rébellion négative et qu’il transforme leur colère en énergie positive. Ça a été ça le mouvement hip-hop. Alors parti de là, nous, les générations suivantes, on a travaillé en se disant si on veut avoir une reconnaissance, si on veut être accepté, si on a la prétention de croire que ce que l’on fait est pensé et que c’est intelligent et que ça ne fait de mal à personne, il va falloir aller côtoyer le monde. Ça part de nous. C’est à nous d’aller rencontrer les théâtres, à nous d’aller nous battre pour rencontrer les autres, de nous retrouver là où se fait la danse. Pour les rappeurs ça a été la musique. Il faut que nous soyons partout où est la création, dans tous les domaines de la danse, les théâtres, les zéniths. On doit y être. A nous de nous battre parce qu’on viendra pas nous chercher. C’est fondamental. Non seulement il faut se battre dans l’inconnu parce qu’on ne sait pas à quelle sauce on va être mangé mais il faut aussi se préserver pour ne pas être happé par les autres, qu’ils puissent se dire que ce mouvement là il est intéressant. À nous de veiller à ne pas perdre l’essence même de ce qui nous fait avancer. Il faut garder un contrôle sur ce qu’on fait mais il ne faut pas avoir peur d’aller à la rencontre des autres ».
« On est rattrapé par le fait de devoir manger »
« Au sein même de notre propre univers ou nos quartiers, on s’est fait aussi taper dessus par la communauté hip-hop parce qu’on a été accusé de ne plus faire du hip-hop, de perdre notre identité. Ils nous disaient si t’es hip-hop tu dois être que dans les «battles »(4), dans l’underground et ne défendre que ça et c’était difficile parce qu’il fallait se battre. Et encore aujourd’hui ça continue parce que rien n’est acquis. On est encore dans cet esprit ghetto, on a la casquette à l’envers, on a les backies. On est rattrapé par quoi ? On est rattrapé par le fait de manger. Il faut manger, il faut gagner de l’argent, être dans le business. Tout ça c’est très compliqué. Aux Etats-Unis aujourd’hui quand on regarde un peu les rappeurs dans la lignée d’un Snoop Doggy Dog (5) qui revendiquent l’argent, le pouvoir, les grosses bagnoles, les nénettes dans la piscine à moitié nues, le champagne, ça a été ça dans les années 90 jusqu’à 2000, cette promotion du pouvoir, du black, le gars issu du ghetto et devenu riche. Tout ça vient du fait que les noirs américains ont tellement eu à se battre pour défendre leur couleur, leur appartenance à la nation. Ils sortent d’une problématique d’esclavagisme tellement forte, tellement puissante chez eux qu’il y a eu ce besoin d’affirmer que le noir est puissant et fort. On est noyé un petit peu dans tout ça et aujourd’hui en France on a aussi une partie de la scène rap, et c’est aussi valable pour les danseurs, qui a besoin d’être dans le business, ce besoin de revendiquer un savoir, une puissance économique. Il y a à la fois ce côté là et puis il y a le côté underground. Aujourd’hui si on parle hip-hop partout dans le monde, c’est parce qu’on a osé et je pense qu’il faut continuer à oser et qu’il faut surtout pas se scléroser. Alors le débat aujourd’hui il est pas simple parce qu’il faut se battre avec les jeunes qui arrivent et qui certains, pas tous, disent le hip-hop c’est à nous, c’est underground, c’est pas donné à tout le monde. D’autres, au contraire, ont cette intelligence de dire non, nos grands frères ont su faire ça, ça, ça et ça et bien moi je vais m’insérer différemment, je vais proposer autre chose et je vais aussi me retrouver sur de grosses scènes, sur de gros plateaux, je veux être vu, je veux être connu, m’insérer dans cette vie, dans cette société et faire partie de ceux qui construisent ce monde, cet avenir ».
« Ce qui est important c’est de laisser une trace positive »
« Empreintes (son dernier spectacle, NDLR) parle justement de ça. C’est-à-dire quelles sont mes racines ? Moi je suis d’origine Antillaise, mes parents sont Martiniquais, je suis né en France. Quand je vais en Martinique, même si je parle le créole, je ne suis pas considéré comme un Martiniquais, c’est normal, je ne suis pas né là-bas. Et quand je suis en France et bien je suis Français mais je ne suis pas un Français blanc, je suis un Français métis avec une origine, avec un visage particulier, des traits négroïdes j’ai envie de dire (il sourit) et que j’assume. C’est super mais en même temps ça me met dans un « entre-deux » mine de rien. Empreintes parle de racines. Je suis fait de quoi? Je suis fait de ma famille, de mes amis, de mon entourage, de mon environnement, du monde dans lequel je me trouve. Je suis fait aussi de l’éducation que m’ont donnée mes parents. Je suis fait de toutes ces choses. Quelles sont les traces de tout ça ? Et de toutes ces traces, qu’est-ce que j’écris moi maintenant ? Qu’est-ce que je vais laisser comme empreintes justement ? C’est aussi je pense une manière de se tranquilliser et dire c’est super, je suis fait de ça, d’une culture antillaise qui est très bien, je suis né en France, à Marseille, je vis à Aubagne. Voilà, j’ai cet «entre-deux» qui est aussi une force et c’est une très belle chose. Pour dire aussi à tous ces gens qui s’interrogent, c’est aussi le rôle d’un artiste, c’est de proposer un autre chemin, une idée, une pensée, quelque chose qui va te faire du bien, soit te soulager, soit te préoccuper à un moment donné ou t’interroger parce que sur scène on pose beaucoup de questions finalement. Quelle est l’empreinte que je laisserai ? Je suis fait de plein de choses et qu’est-ce que je compose ? Qu’est-ce que j’écris ? Et surtout pour moi ce qui est important c’est de laisser une trace positive. Je crois qu’il est nécessaire de cerner le négatif pour aller vers quelque chose de positif. Ma vie je ne la construit que comme ça. C’est parce qu’il y a le noir qu’on peut voir le blanc et inversement et ces deux choses là sont importantes. Ce n’est pas soit l’un soit l’autre, les deux sont importantes, elles nous construisent l’une et l’autre, c’est le yin et le yang. Voilà Empreintes ça parle de tout ça ».
Propos recueillis par Thierry GIL