Les films de Jacques Demy survivent grâce aux DVD et aux re-sorties (c'est comme cela qu'on dit je crois). J'ai vu la Baie des Anges récemment (j'étais trop jeune en 1962 pour aller le voir au cinéma) et j'ai été séduite par sa fraicheur encore intacte. Nous sommes habitués aux plans brefs, au montage alerte mais celui-ci est si bien équilibré qu'il demeure un classique. Avec les touches caractéristiques du cinéma de Jacques Demy que sont la mélancolie et le lyrisme.
Le noir et blanc est très esthétique. Il confère un certain coté dramatique et voire même mythologique. On songe à Orphée descendant aux enfers en espérant sauver Eurydice.
Jeanne Moreau y est sublime, en blonde platine. On la croirait soeur jumelle de Marilyn, évoquant aussi incroyablement que cela puisse paraitre, le profil de la chanteuse Jenifer ...
Claude Mann lui donne la réplique avec talent. Je ne le connaissais pas.
Jacques Demy s'est attaqué à la passion, en l'occurrence ici celle du jeu, en démontrant que lorsqu'on est "mordu
" rien ne peut nous faire décrocher. L'époux comme le père menacent mais rien n'y fait.Savoir (parvenir) à s'arrêter, le jeune homme y parvient malgré tout au début. Mais c'est pour mieux replonger, sans doute parce qu'il est illusoire de croire qu'on a la maitrise de sa vie parce qu'on a réussi à suspendre rien qu'un moment.On remarque deux stratégies. Si l'on a beaucoup gagné on pourra décider de ne pas provoquer la chance et jouir tranquillement de sa richesse, s'en contenter peut-être. Y parviennent ceux qui ont la force de décider de la dernière fois, sans chercher à comprendre
Dans le cas inverse l'excuse (la bonne excuse) sera de prétendre n'avoir pas de chance au jeu ... chaque fois que la perte est forte. En général on recommencera plus tard, dès que l'on croira les vents redevenus favorables : çà m'a repris, avouera-t-on alors en imaginant une nouvelle martingale à partir de probabilités qui n'existent pas car il n'y a rien de numérique dans les jeux de hasard.
Jackie prétexte qu'il ne faut jamais laisser passer la chance, ce qui témoigne de son intoxication. Elle refuse de croire en la défaite, ne laissant jamais place au doute, prétextant aimer l'alternance entre luxe et pauvreté pour mieux justifier les périodes de vaches maigres. Or ce n'est que l'incertitude qui permet de décrocher.
La baie des anges est aussi un film quasi ethnologique : on fume en public; on peut (encore) recevoir un mandat en cas d'urgence; on compte en milliers (de francs); les femmes portent, selon leur statut social, un fichu ou un chapeau, à la rigueur un bandeau. Et la crinière léonine de Jacquie est le porte-flambeau de sa volonté.
On estimera sa nature capricieuse ou fragile selon le niveau d'indulgence qu'on lui portera. A la regarder vouloir brutalement une glace et tout aussi soudainement la jeter on la sent capable d'agir pareillement avec Jean lorsqu'elle ne sera plus persuadée qu'il est son "fer à cheval" (son porte-bonheur). Et quand on le voit se mettre à fumer (lui aussi) on sait qu'il est contaminé.
Le film peint une société dichotomique, avec d'un coté les travailleurs, de l'autre les joueurs. Loin de nous faire la morale, le réalisateur glisse aussi que la vie a des bizarreries ... faisant ainsi déborder le thème du hasard au-delà de l'univers du jeu.
On pourrait résumer le scénario en quelques mots : perdre du temps ou de l'argent, ou perdre son temps à essayer de gagner de l'argent.
Des noms désormais prestigieux apparaissent au générique : Costa Gavras comme assistant réalisateur, Claude Zidi en assistant opérateur. Les robes de Jeanne Moreau sont de Pierre Cardin.
La version restaurée de "La Baie des anges"a bénéficié d'une sortie nationale le 31 juillet 2013. On peut aussi le voir en DVD ou sur le site de mySkreen en VOD, de même que les Parapluies de Cherbourg que j'avais chroniqué en mai dernier.
Désormais, la silhouette de Jeanne Moreau sera pour moi associée à la ville de Nice comme celle de Catherine Deneuve à Cherbourg.