La première fois que nous l’avons rencontrée, elle portait sur elle un petit haut de couleur turquoise assorti d’un lourd collier de perles. L’air absent, le regard planant à mille lieux de l’endroit où nous nous trouvions, May Thet Zaw est l’une de ces comédiennes sur qui le temps ne semble pas avoir d’emprise, l’esprit plongé dans quelque recoin imaginaire. Elle nous accueille avec un large sourire et très vite aborde sa passion pour le théâtre.
C’est à l’Institut Français de Birmanie qu’elle l’a découvert, lors du premier Festival International de Théâtre Contemporain et de Performance organisé en février 2008 (1). La jeune May Thet Zaw, vingt ans à peine, vient tout juste de terminer des études de français, et s’ouvre alors à la création artistique en participant à des cours de théâtre et des ateliers de mise en scène pour le festival. « C’était une grande chance pour des étudiants comme nous de participer à ces ateliers : il y a des écoles d’art à Rangoun, mais on n’y apprend rien de la création contemporaine. » (2)
Attrait des planches Dès lors, son attrait pour les planches ne va faire que s’accroître. Le jeu l’attire, mais il lui plaît plus encore lorsqu’il est au service d’une cause, qu’il délivre un message. L’année suivante, elle s’engage auprès de l’association « Clowns Sans Frontières », qui fait de l’accès à l’art et à la culture un facteur d’émancipation pour les enfants par-delà les frontières (3). Sa troupe organise des spectacles spécifiques mêlant théâtre et mime afin de promouvoir le dialogue interculturel et l’éveil à une éducation artistique.
Malgré les réticences de sa famille, elle part avec eux en tournée à travers l’Asie, l’Europe et les États-Unis. « Je ne connais pas d’autre moyen de m’exprimer qu’à travers ma passion. Il y a tant de pression de mon entourage, qui n’approuve pas ce choix. Vous ne vous imaginez pas à quel point c’est difficile d’être une jeune femme artiste aujourd’hui en Birmanie.» (4) Mais May Thet Zaw a le théâtre dans la peau.
Tout en s’adonnant à ses activités humanitaires, elle fait la connaissance de Ruth Pongstaphone, professeur de théâtre et metteuse en scène, moitié thaïlandaise moitié new-yorkaise, qui partage son travail entre New York, Bangkok, Berlin et Rangoun. Directrice artistique et fondatrice du Dhamma Theatre West, Ruth Pongstaphone met à profit sa double nationalité en confrontant les cultures asiatique et occidentale dans le but de promouvoir, par l’expression théâtrale, l’échange, l’éducation et le dialogue entre les artistes comme au sein du public. (5)
Explorer l'indicible et l'inavouable Cette rencontre sera capitale : la metteuse en scène et l’actrice partagent la même vision du théâtre, celle d’un art capable de susciter la réflexion et la communication sur des questions universelles. L’art scénique est vu comme un mode d’expression formidable, tout y fait sens, tout est langage. Dans un pays comme la Birmanie, où la parole a trop longtemps été brimée, c’est un moyen d’explorer le domaine de l’indicible et de l’inavouable.
Derrière le masque, l’acteur : protégé par son personnage, il peut exprimer ce qu’il n’aurait peut-être jamais osé laisser transparaître. « Le théâtre est un excellent moyen de s’exprimer sans avoir peur. Tout en jouant un personnage, le comédien peut explorer ses propres opinions » nous confie Ruth Pongstaphone entre deux séances de répétition (6). Les cheveux noués en chignon sur la nuque, les yeux noirs et pétillants, soulignés d’un grain de beauté, elle ajoute avec un sourire : « Ici en Asie, les gens expriment difficilement ce qu’ils ressentent. Vous devez trouver un moyen détourné pour qu’ils livrent leur opinion. Par le théâtre, les comédiens peuvent franchir cette barrière et se sentir un peu plus libres chaque jour ».
Un projet d'envergure: le New Yangoon Theater Institute Leur collaboration fera naître un projet d’envergure, en germe depuis leur première rencontre. Il faudra cependant attendre quatre ans avant que le New Yangon Theatre Institute puisse voir le jour. Cette initiative créée en 2012 – au moment où le gouvernement lève l’interdiction de toute activité menée par un groupe de cinq personnes ou plus – est une initiative indépendante et innovante visant à développer l’art théâtral auprès de la jeune génération (7).
L’idée est de créer un genre théâtral nouveau en revisitant des pièces issues de la production occidentale et en les adaptant selon la culture birmane et les préoccupations d’un pays en pleine mutation. Ainsi, May Thet Zaw a joué sous la direction de Ruth Pongstaphone dans Metamorphosis, une adaptation de Franz Kafka (2009), puis dans untitledLEAR, d’après la pièce de Shakespeare (2010), ou encore dans The Price of Freedom : the goat of Monsieur Seguin (2012). Ce mélange de modernité traduite selon les codes traditionnels birmans est l’une des caractéristiques de toutes les démarches artistiques que nous avons pu observer durant notre reportage : tel un arbre s’élevant vers le ciel, les artistes recherchent la nouveauté, mais n’oublient jamais leurs racines.
No Longer, Not Yet L’année 2013 illustre encore plus cette volonté de traduire par le théâtre les préoccupations actuelles de la Birmanie. Elles mettent ainsi en scène une pièce directement inspirée de la philosophie d’Hannah Arendt, No Longer Not Yet pour illustrer la transition en marche dans le pays. Cette dictature qui « n’est plus », cette démocratie qui « n’est pas encore », suscitent l’interrogation principale que l’on retrouve tout au long de la pièce et posent la question qui en découle : où en sommes-nous maintenant ?
L’autre mise en scène qu’elles ont créée à l’occasion du Women’s Forum Myanmar est une adaptation de la pièce d’Henrik Ibsen, Inside the Dollhouse, qui explore la question de la condition féminine dans la société du XIXᵉ siècle, et par extrapolation la place de la femme dans la société birmane d’aujourd’hui. Nora, une maîtresse de maison dévouée et soumise, mariée et mère de trois enfants, découvre qu’il lui faut sortir de cet univers confiné, quitter son foyer et rompre avec les codes du mariage pour explorer le monde par elle-même (8). Mais doit-elle partir ou bien rester ? La place de la femme au sein de la famille est centrale dans la société traditionnelle birmane. En choisissant de représenter Nora et ses questionnements sur scène, Ruth Pongstaphone et May Thet Zaw pointent du doigt un sujet épineux : que se passera-t-il si la jeune génération décide de rompre avec les traditions ? Jusqu’où peut-on changer le visage de la société ? Quelles en seront les conséquences ?
Réfléchir sur l'identité actuelle des femmes birmanes Soulever des questions essentielles, offrir aux comédiens la possibilité de s’exprimer librement sur ces sujets, s’interroger sur le devenir de la Birmanie, tels sont les objectifs qu’entendent poursuivre nos deux artistes par le théâtre. Et elles y parviennent : l’adaptation d’Ibsen sera jouée à Rangoun à l’occasion de la Journée Internationale de la Femme, dans le cadre d’un nouveau projet qui verra le jour pour l’occasion. « Image of Woman » proposera une réflexion sur l’identité actuelle des femmes birmanes en confrontant les visions asiatique et occidentale du rôle de la femme dans la société.
Jeanne PERRIN
Jeanne PERRIN, journaliste-enquêtrice à France Aung San Suu Kyi et diplômée de l'IRIS (Institut de Relations Internationales et Stratégiques) est chargée, au sein de la rédaction, des questions de culture, d'éducation et du développement du rôle et de l'action des femmes en Birmanie
Notes : i[
(1) Organisé tous les deux ans, ce festival a pour but de promouvoir le théâtre contemporain, la pratique de la performance et les échanges interculturels. Pour en savoir plus >> www.ambafrance-mm.org/Festival-International-de-Theatre
(2) Interview exclusive de May Thet Zaw, Rangoun, 20 novembre 2013.
(3) Sitel de l’association « Clowns Sans Frontières » : http://www.clowns-sans-frontieres-france.org/
(4) Interview exclusive de May Thet Zaw, Rangoun, 20 novembre 2013.
(5) Fondée en 2006, cette organisation propose comme fil conducteur les échanges culturels et philosophiques entre l’Asie du Sud-Est et l’Occident, comme moyen de créer un théâtre novateur, inspiré par la connectivité de ces deux cultures. Plus d’informations sur : http://dhammatheatrewest.org/
(6) Interview exclusive de Ruth Pongstaphone, Rangoun, 25 novembre 2013.
(7) Plus d’informations : http://theatreforhumanity.info/new-yangon-theatre-institut/about-new-yangon-theatre.html
(8) A Doll’s House (« Une maison de poupée »), Henrik Ibsen, 1879.
Aung San Suu Kyi, site français d'information et de soutien à Aung San Suu Kyi et à la Birmanie / Myanmar