L’annonce de l’ouverture de la vente d’automobiles à Cuba,
après avoir connu une interdiction gouvernementale pendant 50 ans, a
provoqué d’innombrables débats. Depuis fin décembre, les citoyens, les
économistes et les chercheurs travaillant sur le thème des reformes économiques se posent tout type de questions, et Cubania résume pour ses lecteurs certains des aspects de la polémique.
« Pour les non-cubains, il est pratiquement impossible de comprendre
la relation Etat-automobile-citoyen. Pourtant c’est un sujet très
sensible. Il a par exemple coûté son poste à un ministre lorsque
celui-ci a voulu renouveler le parc automobile en permettant
l’importation de voitures modernes en échange d’une reprise des vieilles
voitures ». Celui qui illustre ainsi cette trame extrêmement complexe
est Fernando Rabvsberg, correspondant à Cuba de la chaîne britannique BBC et l’un des journalistes les plus pertinents exerçant sur l’île.
« Etat-automobile-citoyen », c’est le nom que Rabvsberg donne à cette chaîne en pleine transformation.
Mais, quel est ce changement exactement ?
Avec l’autorisation de la « vente au détail de motos, auto,
camionnettes et minibus, neuf ou d’occasion » pour les cubains et les
étrangers résidents dans le pays, le gouvernement supprime depuis le 3
janvier 2014 une restriction maintenue pendant un demi-siècle.
« Durant des décennies, la vente de voitures aux cubains devait
compter avec l’accord personnel du Vice-président de la République. Les
étrangers avaient également besoin d’une autorisation signée par la
direction de « l’organisme qui s’occupe d’eux à Cuba », raconte
Rabvsberg dans son blog Cartas desde Cuba, et précise que « ceci n’est pas une blague ».
Jusqu’en 2010, les cubains pouvaient uniquement acheter légalement
des voitures d’occasion antérieures à 1959 et cette limite a fait
exploser les prix à des niveaux quasi surréalistes. Alors qu’entre
étrangers, une voiture française de 10 ans pouvait coûter dans les 3000
US dollars, au marché noir cubain le prix s’envolait jusqu’à 18000 US
dollars.
L’antécédent le plus récent précédent la motion actuelle date de
2011. Raul Castro autorisa alors l’achat et la vente de voitures
d’occasion entre cubains ; mais cette première ouverture limitait à deux
le nombre de voitures qu’un résident étranger pouvait acheter durant la
totalité de son séjour dans le pays. Elle interdisait aux cubains
l’achat d’un véhicule neuf (0 km) et maintenait l’utilisation de
« Cartes » pour les cubains comme unique moyen légal d’accès à une
voiture.
C’était quoi ces « Cartes » ?
Pour de nombreuses personnes, il s’agit de l’unique option possible.
Comme l’explique le sociologue Aurelio Alonso, l’automobile a été
pendant des années l’encouragement majeur que le gouvernement offrait à
un cubain en guise de rétribution pour ses mérites politiques,
professionnels, sportifs ou artistiques. La condition était que ces
personnes soient obligées ensuite de revendre le bien uniquement à
l’Etat. Avec la légalisation du dollar en 1993, des voitures ont alors
été vendues à ceux qui pouvaient prouver avoir gagné suffisamment de
devises légalement (artistes, diplomates, marins, etc.). Même eux
avaient besoin d’une Carte officielle du gouvernement qui certifiait
leur droit d’achat.
C’est ainsi qu’est née « la Carte », dont le mécanisme bureaucratique
y étant associé n’a pas échappé, jusqu’à aujourd’hui, au très grand
sens de l’humour cubain.
A travers ce dispositif, environ 200 voitures d’occasion étaient
vendues chaque mois et le dernier client de la chaîne, argent à la main,
pouvait attendre ses papiers jusqu’à environ cinq ans. Mais au moins,
il y avait toujours quelqu’un qui achetait.
En avril 2013, les ventes de voitures par l’intermédiaire des
« Cartes » ont cessé de façon surprenante et face à l’absence
d’explications, des milliers de rumeurs ont vu le jour. Actuellement, le
gouvernement reconnait que la « Carte » est « obsolète » et qu’elle a
engendré « la non-conformité, de l’insatisfaction et, dans de nombreux
cas, a conduit à ce que ce dispositif, en plus d’être bureaucratique, se
convertisse en une source de spéculation et d’enrichissement ».
Les autorités avaient en effet créé avec ce dispositif une demande
dix fois supérieure à l’offre et la « solution au problème » a été le
marché noir. La « Carte », objet fétiche, s’est transformée également en
un produit très recherché provoquant un trafic illégal pour lequel les
propres fonctionnaires du gouvernement n’étaient pas en reste. Mais
encore aujourd’hui, lorsque le dispositif a fait marche arrière, des
milliers de personnes possédant déjà le document se sont retrouvées avec
celui-ci entre les mains, sans aucune certitude quant à sa validité au
cours des prochains mois. Il se peut donc que l’avoir obtenu ait été une
perte de temps notoire.
Qu’est-ce que cela signifie dans le contexte actuel des transformations économiques à Cuba ?
« Cinq ans se sont écoulés depuis que Raul Castro a assumé la
présidence à la suite de son frère, Fidel. Durant ces années, un vaste
processus de reformes structurelles du modèle économique cubain a eu
lieu, entraînant des transformations dans la sphère politique et
d’innombrables défis d’un point de vue institutionnel. La politique
fiscale a du faire face à des déséquilibres hérités et amplifiés par la
crise internationale. En parallèle le gouvernement s’est livré à une
bataille contre la corruption », explique l’économiste cubain Pavel
Vidal et le professeur français José Antonio Alonso dans l’introduction
de son texte Quo Vadis, Cuba ? (2013).
L’ouverture sur l’achat de voitures dans l’île, tout comme il y a
deux ans celle des logements, est une des réformes en cours. Pour les
spécialistes, l’avenir de cette réforme n’est pas très clair mais elle
fait « bouger le système vers des contrées inconnues pour la majeur
partie des cubains nés après le triomphe de la révolution ».
C’est une transformation économique qui implique également, et
surtout, un changement social et culturel sans précédent depuis ces 50
dernières années.
Comment les gens l’ont perçu ?
« Pour moi, tout ce qui permet d’éliminer des interdictions est
bienvenu », a dit à Rabvsberg l’ex-mannequin Maria Teresa Gonzalez. Pour
le journaliste, ceci est « un point de vue partagé par de nombreuses
personnes dans un pays dans lequel, selon les dires du romancier
Lisandro Otero, tout ce qui n’est pas obligatoire est interdit ».
De son côté, une personne responsable d’un parking de stationnement
assure par exemple que « plus un être humain a des libertés, mieux
c’est. Moi, je pourrai difficilement me l’acheter car je vis juste avec
mon salaire, mais celui qui pourra se le permettre, celui qui aura des
économies, celui qui aura l’argent disponible, qu’il se l’achète ».
Voilà donc de quoi il s’agit : un changement culturel
Et à présent, qui pourra se le permettre… ?
… tous ceux qui pourront prendre en charge l’impôt de 100% que l’Etat
cubain a indexé sur chaque véhicule neuf, avec comme justification le
fait « qu’avec ces revenus, la création d’un fond national pour la
promotion des transports publics est prévu ».
En guise d’information auprès des citoyens, la division automotrice
de la corporation CIMEX a publié quelques tarifs de base : par exemple,
la moins chère des PEUGEOT est une 206 de 2013, pour laquelle le
concessionnaire à Cuba demande 91.113,00 CUC.
Le salaire mensuel moyen d’un professionnel sur l’île oscille autour des 20 CUC.
Tout comme cela a eu lieu avec les nouveaux établissements
gastronomiques qui poussent comme des champignons à La Havane et dans
d’autres villes au cours des deux dernières années, les principaux
candidats sont les cubains ayant de la famille qui réussit à l’étranger
ou ayant d’autres sources de revenus alternatifs.
Et qui va garantir l’offre ?
Au même moment, le fabricant chinois Geely, dont des milliers de
voitures roulent sur les routes de Cuba, a informé installer
prochainement sur l’île une usine de montage sous le concept de
semi-knock down (SDK). Cela consiste à importer des unités semi-montées
pour être terminées sur-place.
Dans un communiqué retransmis sur Globaltimes et Cuba Standart,
l’entreprise signale « qu’à la demande de plusieurs ministères cubains,
dont celui du Commerce Extérieur et des Investissement Etrangers, des
Communications et de l’Industrie Métallurgique, Geely International se
prépare à lancer un projet SDK quelque part à Cuba », sans donner plus
de précisions.
Dans une usine travaillant sous le principe du SDK, le fabricant
exporte généralement vers le pays de montage un kit comprenant la
structure de l’automobile, avec un certain revêtement ou déjà peint,
pour alors incorporer le moteur, la transmission, le châssis et les
roues, les sièges, les phares, les pare-brises et autres composants,
parfois fabriqués sur place.
D’après des informations transmises par Geely International
Corporation, Cuba est son principal marché dans les Caraïbes, en
Amérique Centrale et dans la zone nord de l’Amérique du Sud. La
compagnie a vendu environ 3200 véhicules sur l’île en 2013, et le Geely
CK a conservé sa place de modèle le plus vendu dans le pays depuis 2009.
L’annonce arrive au moment où l’île s’apprête à inaugurer en janvier 2014 la première tranche du terminal des containers de la Zone Spéciale du Développement du Mariel (ZEDM), un méga-projet qui offrira nombreux avantages pour les entreprises étrangères.
Le scoop est donc qu’un marché s’ouvre davantage aux investissements
étrangers qu’aux propres bourses des cubains de Cuba, appelés par
ailleurs par leur Président à reprendre, pour cette nouvelle année de
récession, « la pratique d’une activité saine : la bicyclette ».