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Cuba : La réalité et l’irréalité par Leonardo Padura

Publié le 18 février 2014 par Quiricus
Cuba : La réalité et l’irréalité par Leonardo Padura Depuis le 3 janvier dernier, plus de 50 ans après sa fermeture, le marché cubain (sous le contrôle du gouvernement) a été rouvert à la vente de voitures neuves et d’occasion. Cette mesure fait partie du processus de mise à niveau du modèle social et économique entrepris par le gouvernement. Ce dernier est en quête de plus d’efficacité et de réalisme concernant les échanges commerciaux et productifs du pays.

 
Par : Leonardo Padura
Mais un simple coup d’œil à la liste des prix qui circulent laisse sous-entendre que les chiffres annoncés pour l’acquisition d’une voiture sont une chimère, à savoir inatteignables, comme on le devine, pour 99% des résidents de l’île.
L’argument officiel pour prétendre vendre une voiture trois, quatre fois plus, voir au-delà, son prix par rapport à d’autres endroits de la planète, est d’utiliser les bénéfices obtenus à créer un fond pour améliorer les transports en commun.
Ce bénéfice irait à la grande majorité des citoyens du pays qui n’ont pas de voiture et ne pourront pas y prétendre compte tenu des taux actuels…ni même de ceux en vigueur auparavant…
Alors que je passe et repasse en vue cette liste de prix.
Je parviens à imaginer la tête que ferait le médecin cubain (il pourrait s’agir d’un scientifique, un sportif, un artiste) qui aspire à réaliser un acte aussi légitime, dans le monde civilisé du XXI siècle, d’acheter une voiture. Il verrait sûrement ses espoirs s’envoler avec la publication du listing de prix à présent établi.
Il m’est d’autant plus facile de faire cet exercice d’imagination que je connais ce médecin, car il m’a parfois soigné. D’ailleurs, ils sont nombreux à avoir été mes compagnons d’études, mes amis, ayant partagé avec moi un sillon de coupe de canne à sucre ou le ramassage des pommes de terre lorsque nous étions adolescents. La gestion combinée des études et du travail faisait alors partie intégrante de notre formation humaine et idéologique.
Ce médecin, également spécialisé, ayant probablement déjà coopéré en Afrique dans les années 80 – je les ai vu là-bas, je les ai interviewé alors que j’accomplissais moi-même ma coopération en tant que journaliste-, a par la suite sans doute offert ses services dans un quelconque endroit isolé du reste du monde, là où sa présence a permis de sauver des vies.
Là-bas, dans ces contrées lointaines, ce médecin s’est privé de satisfaire certains de ses besoins, comme l’achat d’aliments particuliers, afin de pouvoir économiser une partie de son allocation. A force d’efforts – mettre cinq, six, voir sept mille dollars de côté-, il aura pu satisfaire son besoin (ou son illusion), en rentrant dans son pays, d’acheter une voiture qu’il n’a jamais eu ou qui remplacerait la Moskovich en fin de vie avec laquelle il circulait depuis 30 ans. Le visage de ce médecin est celui de la frustration et de la défaite, celui de la mort d’un rêve.
A mi-chemin entre les chiffres figés d’une liste et le visage imaginé, se trouve un véritable gouffre. C’est celui entre une réalité qui se calcule dans un bureau et celle que vit un citoyen au quotidien, c’est-à-dire la réalité réelle…
Deux galaxies qui semblent n’avoir aucune connexion entre elles. Un simple calcul du rapport entre la valeur désignée pour les voitures neuves et d’occasion en vente sur le marché officiel libéralisé et les moyens financiers de l’immense majorité des citoyens cubains, y compris de nombreux professionnels parmi les plus qualifiés, prouve cette déconnexion.
Ce calcul annonce le principe altruiste de répartition des bénéfices des compatriotes consistant à permettre qu’ils soient peu nombreux à pouvoir acheter une voiture alors qu’ils seront nombreux à profiter d’un réseau de transports en commun efficace.
Mais il ne pourra certainement pas être atteint, étant donné que la volonté théorique qui alimente la décision officielle va se heurter à la plus simple des réalités : celle qui rendra impossible la vente aisée et avantageuse de certains articles plombés par des taxes qui atteignent le firmament de l’absurdité.
Les arguments de certaines sources officielles étaient les suivants : « la faible quantité de voitures disponibles, la restriction de cette facilité à un petit groupe de catégories professionnelles sélectionnées et l’existence d’un autre marché qui vend parfois à des prix plusieurs fois plus chers que ceux pratiqués par le concessionnaire, ont provoqué une non conformité, une insatisfaction .
Bien souvent elles ont conduit à ce que ce mécanisme, en plus de bureaucratique, se transforme en une source de spéculation et d’enrichissement ». Toutefois, la formule instaurée avec les nouvelles dispositions et les prix de vente de véhicules n’a fait que multiplier l’insatisfaction (l’amenant à un niveau d’incrédulité et de là, à la frustration). Pendant ce temps, les prix fixés par les instances décisionnaires ont dépassé haut la main les plus élevées de ces pratiques cataloguées de « spéculation et d’enrichissement » (celles-ci se réduisant bien souvent à la vente d’une voiture acquise pour remplacer d’autres besoins plus péremptoires, tels que l’obtention ou l’amélioration d’un logement).
L’apparente déconnexion entre la réalité dans laquelle vit la grande majorité de la population cubaine (y compris ceux qui, appartenant à ce « groupe restreint de catégories professionnelles qualifiées », pourraient obtenir, suite à de nombreuses démarches et vérifications, l’autorisation d’acheter une voiture, bien souvent d’occasion) et la réalité des instances qui déterminent ce que doit verser un citoyen pour avoir accès à certains biens et services précis, a cette fois-ci dépassé les limites de l’entendement.
On sait déjà que les tarifs des téléphones portables et l’accès à internet sont inaccessibles, étant parmi les plus chers du monde. Même l’installation d’un câble en provenance du Venezuela n’a pas réussi à les réduire. Que les produits de première nécessité sont grandement surtaxés. Que la loi fiscale en vigueur lorgne le versement de 50% des gains pour ceux qui, tels que les travailleurs indépendants, obtiennent des revenus supérieurs à 2500 CUC (50 000 pesos cubains). Mais également que les travailleurs d’Etat gagnent des salaires qui, comme cela a été annoncé, tournent autour des 500 pesos cubains…
Alors, comment concilier ces deux réalités quotidiennes et connues avec le listing de prix des voitures récemment publié ? Pourquoi ce sujet n’a pas été abordé (autant que nous le sachions) au forum de l’Assemblée Nationale qui a eu lieu récemment ?
Pourquoi cet évènement a été organisé tel un secret d’Etat ?
En réalité, une telle déconnexion entre ces réalités va jusqu’à l’absurdité de prétendre qu’avec la vente de quelques automobiles à des prix définitivement exagérés, cela va aider à trouver des solutions aux problèmes endémiques du transport urbain.
Cette carence dont je vois mes concitoyens souffrir depuis le bout de ma lorgnette et dont un grand nombre, par je ne sais quel tour de passe-passe (bien que je puisse le deviner), doivent choisir de se déplacer en voiture de location moyennant un coût de 10, 20 pesos, et bien plus en journée, pour aller gagner un salaire d’Etat inférieur à ce que leur coûte le trajet pour se rendre sur leur lieu de travail.
Combien de centaines de voiture seront vendues aux tarifs établis et combien de voitures anciennes cet argent permettra-t-il d’acheter?
Le pragmatisme et le réalisme qui semblaient être un impératif pour la mise à niveau de la politique économique cubaine sont destinés à introduire des changements. Ces changements  assoupliront les mécanismes d’un système économique enlisé dans des restrictions et des structures qui en devenaient absurdes et retardatrices.
Ils n’ont pas grand-chose à voir avec cette mesure avec laquelle, il a été dit, on prétend moderniser le parc automobile du pays et, surtout, alléger les tourments des transports en commun. Ce doit permettre enfin d’améliorer les vies de quelques citoyens qui, grâce à leur travail, pensaient avoir gagné le droit d’avoir leur propre voiture…
La croyance d’avoir trouver l’Eldorado ou les Mines du Roi Salomon en vendant une Peugeot de l’année dernière à un quart de million de dollars ou bien une voiture d’occasion plusieurs fois son meilleur prix possible, est une grimace morbide pour le citoyen cubain.
Grâce à son travail et ses efforts, ce dernier pensait offrir une certaine amélioration à sa vie en acquérant une voiture, ce qui, déjà bien avant les nouveaux tarifs, était suffisamment coûteux…
Je pense que le médecin (les médecins) que je connais, tout comme d’autres collègues artistes, scientifiques, cadre dirigeant, petit entrepreneur ou agriculteurs assidus ont perdu un espoir de plus pour lequel ils vivent et travaillent.

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