Depuis le 3 janvier dernier, plus de 50 ans après sa
fermeture, le marché cubain (sous le contrôle du gouvernement) a été
rouvert à la vente de voitures neuves et d’occasion. Cette mesure fait
partie du processus de mise à niveau du modèle social et économique
entrepris par le gouvernement. Ce dernier est en quête de plus
d’efficacité et de réalisme concernant les échanges commerciaux et
productifs du pays.
Par : Leonardo Padura
Mais un simple coup d’œil à la liste des prix qui circulent laisse
sous-entendre que les chiffres annoncés pour l’acquisition d’une voiture
sont une chimère, à savoir inatteignables, comme on le devine, pour 99%
des résidents de l’île.
L’argument officiel pour prétendre vendre une voiture trois, quatre
fois plus, voir au-delà, son prix par rapport à d’autres endroits de la
planète, est d’utiliser les bénéfices obtenus à créer un fond pour
améliorer les transports en commun.
Ce bénéfice irait à la grande majorité
des citoyens du pays qui n’ont pas de voiture et ne pourront pas y
prétendre compte tenu des taux actuels…ni même de ceux en vigueur
auparavant…
Alors que je passe et repasse en vue cette liste de prix.
Je parviens à imaginer la tête que ferait le médecin cubain (il
pourrait s’agir d’un scientifique, un sportif, un artiste) qui aspire à
réaliser un acte aussi légitime, dans le monde civilisé du XXI siècle,
d’acheter une voiture. Il verrait sûrement ses espoirs s’envoler avec la
publication du listing de prix à présent établi.
Il m’est d’autant plus facile de faire cet exercice d’imagination que
je connais ce médecin, car il m’a parfois soigné. D’ailleurs, ils sont
nombreux à avoir été mes compagnons d’études, mes amis, ayant partagé
avec moi un sillon de coupe de canne à sucre ou le ramassage des pommes
de terre lorsque nous étions adolescents. La gestion combinée des études
et du travail faisait alors partie intégrante de notre formation
humaine et idéologique.
Ce médecin, également spécialisé, ayant probablement déjà coopéré en
Afrique dans les années 80 – je les ai vu là-bas, je les ai interviewé
alors que j’accomplissais moi-même ma coopération en tant que
journaliste-, a par la suite sans doute offert ses services dans un
quelconque endroit isolé du reste du monde, là où sa présence a permis
de sauver des vies.
Là-bas, dans ces contrées lointaines, ce médecin s’est privé de
satisfaire certains de ses besoins, comme l’achat d’aliments
particuliers, afin de pouvoir économiser une partie de son allocation. A
force d’efforts – mettre cinq, six, voir sept mille dollars de côté-,
il aura pu satisfaire son besoin (ou son illusion), en rentrant dans son
pays, d’acheter une voiture qu’il n’a jamais eu ou qui remplacerait la
Moskovich en fin de vie avec laquelle il circulait depuis 30 ans. Le
visage de ce médecin est celui de la frustration et de la défaite, celui
de la mort d’un rêve.
A mi-chemin entre les chiffres figés d’une liste et le visage
imaginé, se trouve un véritable gouffre. C’est celui entre une réalité
qui se calcule dans un bureau et celle que vit un citoyen au quotidien,
c’est-à-dire la réalité réelle…
Deux galaxies qui semblent n’avoir aucune connexion entre elles. Un
simple calcul du rapport entre la valeur désignée pour les voitures
neuves et d’occasion en vente sur le marché officiel libéralisé et les
moyens financiers de l’immense majorité des citoyens cubains, y compris
de nombreux professionnels parmi les plus qualifiés, prouve cette
déconnexion.
Ce calcul annonce le principe altruiste de répartition des bénéfices
des compatriotes consistant à permettre qu’ils soient peu nombreux à
pouvoir acheter une voiture alors qu’ils seront nombreux à profiter d’un
réseau de transports en commun efficace.
Mais il ne pourra certainement pas être atteint, étant donné que la
volonté théorique qui alimente la décision officielle va se heurter à la
plus simple des réalités : celle qui rendra impossible la vente aisée
et avantageuse de certains articles plombés par des taxes qui atteignent
le firmament de l’absurdité.
Les arguments de certaines sources officielles étaient les suivants :
« la faible quantité de voitures disponibles, la restriction de cette
facilité à un petit groupe de catégories professionnelles sélectionnées
et l’existence d’un autre marché qui vend parfois à des prix plusieurs
fois plus chers que ceux pratiqués par le concessionnaire, ont provoqué
une non conformité, une insatisfaction .
Bien souvent elles ont conduit à ce que ce mécanisme, en plus de
bureaucratique, se transforme en une source de spéculation et
d’enrichissement ». Toutefois, la formule instaurée avec les nouvelles
dispositions et les prix de vente de véhicules n’a fait que multiplier
l’insatisfaction (l’amenant à un niveau d’incrédulité et de là, à la
frustration). Pendant ce temps, les prix fixés par les instances
décisionnaires ont dépassé haut la main les plus élevées de ces
pratiques cataloguées de « spéculation et d’enrichissement » (celles-ci
se réduisant bien souvent à la vente d’une voiture acquise pour
remplacer d’autres besoins plus péremptoires, tels que l’obtention ou
l’amélioration d’un logement).
L’apparente déconnexion entre la réalité dans laquelle vit la grande
majorité de la population cubaine (y compris ceux qui, appartenant à ce
« groupe restreint de catégories professionnelles qualifiées »,
pourraient obtenir, suite à de nombreuses démarches et vérifications,
l’autorisation d’acheter une voiture, bien souvent d’occasion) et la
réalité des instances qui déterminent ce que doit verser un citoyen pour
avoir accès à certains biens et services précis, a cette fois-ci
dépassé les limites de l’entendement.
On sait déjà que les tarifs des téléphones portables et l’accès à
internet sont inaccessibles, étant parmi les plus chers du monde. Même
l’installation d’un câble en provenance du Venezuela n’a pas réussi à
les réduire. Que les produits de première nécessité sont grandement
surtaxés. Que la loi fiscale en vigueur lorgne le versement de 50% des
gains pour ceux qui, tels que les travailleurs indépendants, obtiennent
des revenus supérieurs à 2500 CUC (50 000 pesos cubains). Mais également
que les travailleurs d’Etat gagnent des salaires qui, comme cela a été
annoncé, tournent autour des 500 pesos cubains…
Alors, comment concilier ces deux réalités quotidiennes et connues
avec le listing de prix des voitures récemment publié ? Pourquoi ce
sujet n’a pas été abordé (autant que nous le sachions) au forum de
l’Assemblée Nationale qui a eu lieu récemment ?
Pourquoi cet évènement a été organisé tel un secret d’Etat ?
En réalité, une telle déconnexion entre ces réalités va jusqu’à
l’absurdité de prétendre qu’avec la vente de quelques automobiles à des
prix définitivement exagérés, cela va aider à trouver des solutions aux
problèmes endémiques du transport urbain.
Cette carence dont je vois mes concitoyens souffrir depuis le bout de
ma lorgnette et dont un grand nombre, par je ne sais quel tour de
passe-passe (bien que je puisse le deviner), doivent choisir de se
déplacer en voiture de location moyennant un coût de 10, 20 pesos, et
bien plus en journée, pour aller gagner un salaire d’Etat inférieur à ce
que leur coûte le trajet pour se rendre sur leur lieu de travail.
Combien de centaines de voiture seront vendues aux tarifs établis et
combien de voitures anciennes cet argent permettra-t-il d’acheter?
Le pragmatisme et le réalisme qui semblaient être un impératif pour
la mise à niveau de la politique économique cubaine sont destinés à
introduire des changements. Ces changements assoupliront les mécanismes
d’un système économique enlisé dans des restrictions et des structures
qui en devenaient absurdes et retardatrices.
Ils n’ont pas grand-chose à voir avec cette mesure avec laquelle, il a
été dit, on prétend moderniser le parc automobile du pays et, surtout,
alléger les tourments des transports en commun. Ce doit permettre enfin
d’améliorer les vies de quelques citoyens qui, grâce à leur travail,
pensaient avoir gagné le droit d’avoir leur propre voiture…
La croyance d’avoir trouver l’Eldorado ou les Mines du Roi Salomon en
vendant une Peugeot de l’année dernière à un quart de million de
dollars ou bien une voiture d’occasion plusieurs fois son meilleur prix
possible, est une grimace morbide pour le citoyen cubain.
Grâce à son travail et ses efforts, ce dernier pensait offrir une
certaine amélioration à sa vie en acquérant une voiture, ce qui, déjà
bien avant les nouveaux tarifs, était suffisamment coûteux…
Je pense que le médecin (les médecins) que je connais, tout comme
d’autres collègues artistes, scientifiques, cadre dirigeant, petit
entrepreneur ou agriculteurs assidus ont perdu un espoir de plus pour
lequel ils vivent et travaillent.