Au printemps est paru un superbe monologue de Bernard Noël, illustré par Benjamin Monti : Vies d'un immortel. En quelques dizaines de pages rythmées par les « gravures » de Monti, qui s'attachent à certains détails du récit apparaissant ainsi comme des jalons ou des bornes sur lesquels se raccrocher, Bernard Noël emporte le lecteur dans le flot d'un discours intérieur continu et mouvant.
Que fais-tu là ? C'est un cri que je m'adresse à moi-même.Mais c'est le lecteur qui le reçoit, et ce qu'il entend au départ est effectivement la confusion qu'un cri peut produire. Si l'on admet qu'il n'y a qu'un narrateur pour faire le récit, il est surtout très évident qu'il souffre de dédoublement aigüe, non de la personnalité, mais de la perception : des époques et des scènes se mélangent, et ce qui venait comme une confusion, devient effusion. Bataille chevaleresque, accident de moto, guerre de tranchées, corps enlacés, le paysage mental du narrateur se développe comme un « long plan séquence hors de toute logique temporelle », nous dit très justement l'éditeur.
Savez-vous ce qui arrive s'il on arrive à effectuer cet exact placement de soi selon la perspective qui oriente notre mémoire ? À l'instant même, oui, à l'instant, on entre dans le présent perpétuel.Mais la puissance de cette litanie dépasse le motif borgésien de l'aleph où toutes les choses se déroulent en même temps. Ce que fait Bernard Noël, c'est qu'il fait étroitement coïncider le discours, les mots, avec l'image, les scènes. Ainsi, la tournure de la phrase, le lexique, la syntaxe du discours et jusqu'au registre de langue, s'adaptent à cette perspective. Nous plongeons sans recours à la fois dans un récit médiéval (hors de la tête il lui met les deux yeux, et la cervelle lui tombe sous les pieds), dans un témoignage de la grande guerre (à une centaine de mètres… sur notre droite… un réseau de barbelés tendu entre cinq ou six moignons d'arbres…), ou dans la conversation badine de notre temps (Dis-moi que tu m'aimes, fait-elle en suspendant son visage à trois centimètres du mien.)
Je vois des choses dont j'ai l'impression de me souvenir.Le personnage lui-même est dépassé par la charge des mots et des visions, d'« une chose terrible […] déjà arrivée mais sous quelle forme et où et quand ? » La magie du texte est constante : toutes les scènes et toutes les tournures de voix se chevauchent sans heurts, dans la seule fluidité que permet la mémoire d'un unique individu. Et ce n'est ni le délire, ni la fièvre, ni la folie qui opère, c'est la mémoire à plein régime de ces vies d'un immortel, comme dans un autre conte borgésien, faisant de cette voix la source d'une littérature tout simplement fantastique. ----- Co-fondateur du Fric-Frac Club et ancien libraire, Antonio Werli a dirigé la revue Cyclocosmia dont les dossiers thématiques portent sur les œuvres de Thomas Pynchon, José Lezama Lima et Roberto Bolaño. Cabriolant entre espagnol et italien, il a fait le serment, le malheureux, de gagner sa vie en ne traduisant que des micro-fictions échevelées ou des terrorisants romans-monstres.