Un point ethnographique avant d'entrer dans le roman de Caryl Férey. Le peuple Mapuche vit dans une région qu'on appelle l'Araucanie (d'où le titre de ce billet), qui s'étend par-delà la Cordillère des Andes, entre Argentine et Chili. C'est un peuple aborigène, autrement dit ayant ses racines dans cette région, terme plus adéquat qu'Indiens. Leur communauté ne compte plus que 200.000 âmes environ en Argentine (et 600.000 au Chili)... Le reste, je vous le laisse découvrir par vous-même, soit en surfant, soit à travers les éléments que donnent Caryl Férey dans son roman.
Jana est Mapuche, voilà une dizaine d'années qu'elle a quitté sa région d'origine et sa famille pour s'installer à Buenos Aires, la capitale argentine. Elle était venue pour y faire les Beaux-Arts, mais sa venue a coïncider avec la terrible crise économique et politique qui a, au début du XXIème siècle, mené l'Argentine au bord de la banqueroute...
Elle a dû alors survivre comme elle a pu, dans une société en ruines, se prostituant occasionnellement pour pouvoir financer ses études... Désormais, elle vit dans une friche de Buenos Aires, transformée en atelier de sculptrice. Elle gagne modestement sa vie, vendant certaines de ses oeuvres, des sculptures sur métal.
De ses années difficiles, elle a gardé une amitié forte, sa seule véritable amitié, en fait. Cette amie, c'est Paula, Miguel, de son vrai nom, puisque Paula est un travesti. Et c'est une Paula affolée qui appelle ce jour-là son amie Jana. Luz, autre travesti, lui avait donné rendez-vous et voilà que Paula se fait poser un lapin, ce qui ne ressemble pas à Luz...
Morte d'inquiétude, Paula appelle Jana à la rescousses, persuadée qu'il est arrivé quelque chose à Luz, quelque chose de grave... Jana, moins pessimiste que son amie, croit à une solution moins sérieuse, mais, elle finit par céder devant l'insistance de Paula et la rejoint pour essayer de retrouver Luz. Mais, cela ne donne rien et l'anxiété gagne aussi Jana.
En désespoir de cause, Jana et Paula se rendent aux docks, là où Luz se prostitue le plus souvent... A leur arrivée, la police est sur place et les hommes du sergent Andretti viennent de découvrir un corps dans l'eau... Luz, évidemment... Les pires inquiétudes de Paula se concrétisent et la mort de Luz a tout l'air d'un crime sexuel, perpétré par un pervers...
Dans le même temps, Ruben Calderon se lance lui aussi dans une enquête. Normal, c'est son boulot. Après une carrière de journaliste, il est devenu détective privé. Avec une mission primordiale : enquêter sur les desaparecidos, les disparus, ces victimes de la dictature argentine (1976-1984) dont on a perdu toute trace.
Son père, le poète Daniel Calderon, mais aussi sa petite soeur, Elsa, font partie de ces morts sans sépulture... Ruben lui-même a été torturé par les hommes de la junte dans la sinistre ESMA, l'école de mécanique de la marine argentine, haut lieu de la guerre sale menée par le régime contre ses opposants. Depuis, il enquête inlassablement, en lien avec celles qu'on appelle les Abuelas, les Grands-mères de la place de Mai, ces femmes, mères, épouses, de disparus qui continuent à réclamer la justice pour leurs proches...
Mais, pour une fois, il va sortir un peu du cadre qu'il s'est fixé... Un ami journaliste lui a parlé d'une disparition étrange. Une jeune femme qui l'avait contacté pour lui donner des informations, semble-t-il, n'est pas venue au rendez-vous et ne donne plus signe de vie. Il ne s'agit pas de n'importe qui : Maria Victoria Campallo est la fille d'un riche et puissant homme d'affaires, Eduardo Campallo.
Un empire qui repose sur le bâtiment, mais aussi la corruption, dans un pays où ce mal a été endémique dans toutes les sphères de pouvoir, et l'est sans doute encore. Alors, évidemment, avoir l'opportunité de parler la fille d'un homme pareil, lorsqu'on est un journaliste étiqueté à gauche, c'est voir miroiter un possible et colossal scoop... A condition qu'elle vienne...
Ruben hésite mais finalement, accepte d'aller jeter un oeil chez la demoiselle, photographe spécialisée dans le milieu artistique... Un truc le chiffonne dans cette histoire et il veut en avoir le coeur net. Après avoir discrètement fouillé son appartement, il en est certain, elle n'est pas partie de son propre chef... Et, quand on disparaît sans prévenir, dans un pays comme l'Argentine, de vieux et désagréables souvenirs remontent à la surface...
Tandis que Jana essaye de trouver qui était vraiment Luz, dont personne ne semble connaître le vrai nom, Ruben se lance à la recherche de Maria Victoria. Et les spectres de la dictature vont se réveiller. Car, en 2011, en Argentine, aucun compte n'a véritablement été soldé quand on évoque cette période terrible de l'histoire du pays...
"Mapuche" nous emmène dans une enquête au long cours à travers ce vaste pays qu'est l'Argentine, nous offrant un panorama assez complet de sa géographie et de son histoire. Pour la géographie, la capitale, Buenos Aires, et son quartier de la Boca, le quartier pauvre encore marqué par la déroute économique des années 2000, ses zones humides protégées, sa pampa, les Andes, les vignobles, etc.
Quant à l'Histoire, Jana et Ruben incarnent ce qui sont sans doute ses deux pires périodes : la colonisation espagnole, qui a vu les population autochtones massacrées par les Conquistadors, puis cette dictature d'une violence inouïe (les estimations sont de 30.000 disparus en moins d'une dizaine d'années !), qui intervint après les années de pouvoir de Juan Peron, véritable régime fasciste qui ne dit pas son nom...
Jana est l'héritière de cette culture Mapuche qui a de nouveau souffert du pouvoir sans partage des militaires. Voulant faire de l'Argentine un pays catholique, ils n'ont jamais hésité à s'en prendre aun minorités ethniques, méprisées et massacrées, encore une fois... D'où la haine farouche que conserve Jana pour les Chrétiens et la rage qui l'étreint...
Ruben, lui, est le fils d'un disparu qui porte depuis plus de 30 ans le lourd secret de ce qui est arrivé à son père et sa soeur. Sa volonté d'accumuler des preuves concrètes contre tous ceux qui ont participé à la "guerre sale", comprenez les tortures, les meurtres, dans des conditions horribles, comme ces personnes jetées d'avions en vol dans l'océan, est devenue sa raison de vivre. Cette affaire va aussi réveiller la colère qui sommeillait en lui...
Les voilà, nos enragés, nos Araucan, pour reprendre le titre de ce billet. Tout ce qu'ils vont découvrir, tout ce qu'ils vont mettre au jour, tout cela va contribuer à décupler cette rage et à les pousser à défier des ennemis puissants et qui agissent impunément depuis longtemps... Menacés, agressés, en danger permanent, ils vont se battre avec détermination et férocité et chercher à inverser les rapports de force.
Pardon pour Ruben , personnage également très intéressant, mais c'est bien Jana qui illumine et porte le roman. S'il s'intitule "Mapuche", ce n'est pas pour rien. On découvre une femme courageuse, que la vie n'a jamais épargné, qui s'est toujours accrochée et battue. Elle n'a plus de contact avec sa famille depuis longtemps mais il lui reste ses racines, sa culture, ses origines si particulières...
C'est d'ailleurs dans cette culture qu'elle va puiser la force de poursuivre ses recherches et retrouver ces ennemis qui deviennent l'incarnation de tous ceux qui, hier, dans un passé récent ou encore aujourd'hui, ont pu faire du mal aux siens. Elle se mue en femme terrible pour assouvir une vengeance séculaire...
Paula, Luz, Ruben et tant d'autres, qui pourtant ne sont pas issus de cette culture mapuche, qui appartiennent même à la communauté honnie des Chrétiens mais qui ont eu, comme elle, à en subir les foudres, les humiliations, la violence, les mensonges, tous ceux-là deviennent d'excellentes raisons de se battre, de retourner la violence contre ses investigateurs.
Tout en nous en apprenant beaucoup sur l'histoire et les cultures argentines, ses richesses mais aussi ses faiblesses, comme ces erreurs politiques qui ont poussé le pays dans une impasse libérale aux conséquences catastrophique, l'influence de la religion, la difficulté à régler le passif de la dictature autrement qu'en glissant la poussière sous le tapis... Caryl Ferey nous offre un véritable thriller sombre et violent, bourré d'action et de rebondissement, d'un final magistral et de plusieurs scènes d'anthologie, comme celles situées dans le delta d'El Tigre...
On retrouve des ressorts déjà vus dans "Zulu", comme les questions culturelles, les minorités oppressées par un pouvoir dictatorial désormais tombé, mais qui conserve une influence réelle et un pouvoir de nuisance évident... Sans oublier le jeu de miroirs entre l'évidence, ces "méchants" tout droit sortis de ce passé sinistre qui pourraient se suffire à eux-mêmes dans ce rôle mais derrière lesquels se cachent d'autres secrets inavouables...
J'ai retrouvé le même plaisir à lire "Mapuche", la même envie d'avancer, de savoir, de comprendre qu'à la lecture de "Zulu" (même si, honnêtement, je vous avouerai avoir préféré le roman sud-africain ; les goûts, les couleurs, etc.). Avec, dès les premières pages, devant le profil d'anti-héros de Jana et Ruben, une question lancinante : jusqu'où seront-ils capables d'aller pour parvenir à leurs fins ?
Jana et Ruben n'ont, pour des raisons différentes, liées à leurs parcours personnels, plus rien à perdre. Ils pourraient laisser tomber dès que les premières manifestations violentes éclatent dans le cadre de leurs recherches, se coucher devant ces ennemis, s'humilier encore... Mais l'heure est venue de la revanche, de dire "non" à ce passé qui étend ses tentacules à toute la société argentine et l'étouffe... Et s'il faut alors se sacrifier pour en arriver là, aucune hésitation à avoir !
"Mourir ou devenir fou", répète plusieurs fois Ruben qui, ayant survécu, a conscience de sans cesse évoluer sur le fil du rasoir... Au moindre faux pas, il sait que la folie l'attend, alors, pourquoi ne pas risquer la mort ? Quant à Jana, elle a si peu à perdre... Dans le fil de l'histoire, elle pense même avoir perdu la seule chose qui la rattachait à l'espoir d'une vie moins sombre... Voilà pourquoi elle aussi n'hésite pas à se lancer dans la bataille à corps (et âme) perdu(s).
Férey pousse loin la fiction, osant élucider le mystère le plus sombre de la dictature argentine au cours de son récit. Hélas, ce n'est que de la fiction, il est malheureusement à parier que, malgré les efforts des récentes présidences, les Abuelas poursuivent encore des années, puis d'autres générations après elles, à porter ces revendications tellement légitimes et à réclamer que justice soit rendue et que des coupables soient officiellement désignés.
Malgré la noirceur omniprésente au long des 550 pages du roman, il y a quelques lueurs d'espoir qui apparaissent. Oh, elles sont légères et on n'est, je le redis, que dans la fiction... Pourtant, si le pessimisme de "Zulu" m'avait frappé, si on ressentait de vraies inquiétudes quant à l'avenir de l'Afrique du Sud, ici, on dirait que Férey croit à la levée prochaine de la chape de plomb que le spectre de la dictature fait toujours peser sur l'Argentine.
Abstraction faite du contexte précis, lié à l'histoire du pays, "Mapuche" est mené tambour battant, sans temps mort. Férey met à profit la superficie du pays et les déplacements parfois longs que doivent entreprendre les personnages au fur et à mesure des pistes à suivre, pour créer des tensions fortes. Des actions sont simultanées, mais le lecteur ne le découvre qu'au moment clé, technique très efficace pour susciter de l'émotion chez le lecteur.
Avec "Mapuche", j'au voyagé, j'ai sursauté, j'ai compati, j'ai tremblé, je me suis rongé les ongles, je me suis révolté, j'ai été écoeuré devant la noirceur de l'âme humaine et sa capacité à faire souffrir ou tuer son prochain. "La cruauté des hommes n'a pas de limite", pense Jana, lorsqu'elle découvre certaines atrocités commises sous la dictature...
Mais, s'il y a une phrase qui pourrait résumer ce roman, une sentence qui illustre parfaitement ce que Jana va entreprendre au mépris du danger et de la mort, c'est : "il n'y a pas de prison chez les Mapuche, que des réparations". A réécrire ces mots, je repense au moment où ils apparaissent dans le roman et j'en frissonne de nouveau...
Pourtant, si je la sors du texte pour vous la soumettre, c'est parce qu'il me semble que cet adage devrait servir de devise à l'Argentine d'aujourd'hui pour enfin solder tous les comptes de la dictature, tourner la page sans faire table rase du passé mais en appliquant la justice, en demandant enfin des réparations aux responsables, militaires, politiques, religieux, qui font encore peser une menace latente sur le pays...
Reste à définir la forme que pourraient prendre ces réparations... Dans le roman, elles sont radicales...